Voici un article extrait d'une Tribune du journal 'Le Monde' du 1 mars 2021 dans laquelle Mireille Delmas-Marty remarque que
Il y a plus d’un siècle, Emile Durkheim [1858-1917] avait pourtant montré que le crime est « un fait de sociologie normale » (Les Règles de la méthode sociologique, 1895), invoquant cette raison simple : « Pour que la société puisse évoluer, il faut que l’originalité humaine puisse se faire jour ; or pour que celle de l’idéaliste qui rêve de dépasser son temps puisse se manifester, il faut que celle du criminel, qui est au-dessous de son temps, soit possible. » D’où la formule provocatrice : « Le crime est donc nécessaire ; il est lié aux conditions fondamentales de toute vie sociale, mais par cela même il est utile, car les conditions dont il est solidaire sont elles-mêmes indispensables à l’évolution de la morale et du droit. » Le sociologue suscita de telles indignations qu’il dut préciser, dans la deuxième édition, qu’il n’entendait pas faire l’apologie du crime mais se préparer à mieux le combattre.
Que dirait-il à l’heure actuelle où le rêve de perfection s’accompagne d’une inflation de normes, véritable « goutte-à-goutte normatif » (Catherine Thibierge, 2018) qui, jour après jour, rend presque invisibles les transformations en cours. D’autant que de nouvelles technologies ne cessent d’arriver sur le marché, offrant aux décideurs des moyens de surveillance encore inimaginables au temps de Durkheim. La reconnaissance faciale, développée par Apple pour le déverrouillage de ses nouveaux téléphones, se combine à la surveillance par caméras, voire par drones, à la géolocalisation des utilisateurs d’Internet ou encore aux algorithmes de reconnaissance des émotions. Insensiblement, tout cet arsenal transforme nos Etats de droit en Etats policiers et nos sociétés ouvertes en sociétés de la peur où la suspicion suspend la fraternité et fait de l’hospitalité un délit pénal.
Univers infantilisant
Comment s’en plaindre, alors que nous fournissons nous-mêmes les données, les réseaux sociaux ayant su exploiter le désir illimité d’avoir accès à tout, tout de suite et en permanence ? Obéissant à des « pulsions narcissiques plus puissantes encore que le sexe ou la nourriture », nous passons d’une plate-forme à l’autre « comme un rat de la boîte de Skinner qui, en appuyant sur des leviers, cherche désespérément à être toujours plus stimulé et satisfait » (Bernard Harcourt, « Postface » in La Société d’exposition. Désir et désobéissance à l’ère numérique, Seuil, 2020).
Avec la lutte contre la pandémie, le mouvement s’accélère. Sommés de protéger ce bien commun que constitue la santé, peu de dirigeants politiques résistent à la tentation d’instaurer une surveillance permanente et généralisée digne d’un régime autoritaire. La pédagogie de la complexité n’est plus de mise dans cet univers infantilisant, car fait de normes contradictoires et incompréhensibles. Tocqueville avait vu juste quand, imaginant le despotisme en démocratie, il avait prophétisé un « despotisme doux » qui couvrirait la surface de la Terre « d’un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour ».
Peu importe que les dispositifs de fichage, puçage et traçage ne soient pas totalement fiables. Peu importe que les acteurs publics soient débordés et que grandes villes comme Etats fassent appel à des entreprises privées, au mépris de l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, instituant la force publique « pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée ». Peu importe, enfin, que l’Etat de droit soit bafoué et que les garanties restent illusoires quand la sécurité, promue « premier des droits », devient le fait justificatif suprême, une sorte de légitime défense face à l’agression du virus.
Car le langage guerrier n’est pas seulement une métaphore. Rappelons-nous le tournant sécuritaire post-11 septembre 2001. Les résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies (13 et 18 septembre) avaient considéré pour la première fois que des attentats terroristes soient qualifiés d’agression et que les représailles relèvent de la légitime défense. Le Patriot Act américain permit alors le transfert des pleins pouvoirs au président George W. Bush ; par la suite, en mars 2003, des frappes aériennes furent lancées contre l’Irak au nom d’une légitime défense élargie, dite « préventive », véritable négation de l’Etat de droit. Cette vision guerrière devait par la suite atteindre la plupart des démocraties occidentales, « décomplexées » par l’exemple américain.
Double extension de la surveillance
Ainsi en France, la loi du 25 février 2008 sur la rétention de sûreté permet de retenir en prison, pour une durée indéfiniment renouvelable, des condamnés ayant déjà purgé leur peine, au motif de leur « dangerosité », attestée par une commission de composition hétérogène. Puis, après les attentats de Paris et la déclaration de l’état d’urgence, la France réduira encore les libertés, systématisant le transfert de pouvoirs à l’exécutif et l’affaiblissement de l’autorité judiciaire au profit des pouvoirs de police et des services de renseignement (voir notamment, la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement).
Comme la sécurité n’est jamais parfaite, le rêve du risque zéro, qu’il s’agisse de terrorisme ou de pandémie, entraîne inévitablement une surenchère, voire une sorte d’hystérie législative qui relève plus de l’activisme que de l’action efficace. Encore plus dangereux que Ben Laden pour la démocratie, le coronavirus accélère le recul de l’Etat de droit. Et ce au nom d’une urgence sanitaire qui se prolonge au point qu’on se demande s’il ne s’agit pas cette fois d’une mutation durable du régime politique.
La menace du virus conduit à une double extension de la surveillance : d’une part l’anticipation, une extension dans le temps (prévenir au lieu de guérir), qui peut sembler souhaitable, mais à condition de poser les limites et de garantir la proportionnalité des mesures de défense à la gravité de la menace ; d’autre part la globalisation, une extension de la surveillance dans l’espace (de l’espace national à l’espace mondial, réel ou virtuel) qui appellerait des contrôles presque impossibles à mettre en place à une telle échelle.
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Mireille Delmas-Marty est juriste, professeure émérite au Collège de France, membre de l’Institut de France.
Confinement et couvre-feu : « Ces mesures de
type moyenâgeux devraient être totalement bannies de notre ordre
juridique »
TRIBUNE Paul Cassia Juriste. Le Monde 18 mars 2021
Tribune. Rentrant de son séjour
irakien en Italie, le 8 mars, le pape François a fait savoir sa joie
d’avoir pu effectuer un voyage à l’étranger après tant de « mois de prison ».
Cette expression, qui fait écho à celle employée en France par de nombreux résidents d’Ehpad privés
de sortie par décision ministérielle pendant près d’un an jusqu’au
12 mars, dit beaucoup de l’intensité inouïe des restrictions de liberté
mondialement accumulées, à des degrés divers, depuis le début de la pandémie en
mars 2020.
Notre pays a été à l’avant-garde des mesures qui ont le plus contraint les
libertés individuelles et collectives au nom de la préservation de la santé
publique, avec un résultat pour le moins mitigé, puisque par exemple le nombre
de morts du Covid-19 par million d’habitants (1 370) était, au
10 mars, supérieur à celui de la Suède (1 291) et même à celui du
Brésil (1 263), où, pourtant, des stratégies sanitaires diamétralement
opposées à la nôtre ont été mises en œuvre.
La source profonde de ces mesures coercitives tient à la logique comptable
et entrepreneuriale appliquée depuis 2002 au moins sur les services publics en
général et l’hôpital public en particulier. Que l’Ile-de-France et ses
12,2 millions d’habitants ne comptent encore que 1 050 lits de
réanimation un an après l’apparition du Covid-19 est une faute politique et
stratégique majeure, dès lors que les atteintes aux libertés fondamentales
prises au nom de la santé publique sont partiellement indexées sur la
saturation des services de réanimation. Ce coupable attentisme sanitaire oblige
désormais à superposer des reconfinements locaux le week-end à un couvre-feu
national de douze heures par jour, en vigueur sans interruption depuis le
16 janvier.
Rigueur inédite
Leur acceptation est assise sur le sentiment de peur, sinon de panique, qui
annihile tout raisonnement articulé et ne fait qu’aggraver les difficultés
rencontrées. Il est entretenu à chaque instant par des prévisions
épidémiologiques affolantes et pas nécessairement vérifiées dans les faits, des
annonces contradictoires des pouvoirs publics nationaux, ainsi que la prise en
compte d’un indicateur très relatif, celui du nombre quotidien national de
tests positifs (26 343 le 14 mars, 5 327 six jours auparavant).
Pourtant, le taux de positivité, plus objectif car mesurant le rapport
quotidien entre les tests et leur résultat, est, en dépit de la propagation des
variants, d’une parfaite stabilité depuis décembre 2020, aux alentours de
7 %.
Leur fondement juridique repose sur une loi du 23 mars 2020 adoptée en cinq
jours. Elle a institué l’état d’urgence sanitaire en s’inspirant de la loi du
3 avril 1955 relative à l’état d’urgence sécuritaire. Or, là où ce
dernier ne concernait potentiellement qu’un petit nombre de personnes
susceptibles de commettre un acte de terrorisme et créait des obligations
lourdes mais individualisées (par exemple, une assignation à résidence
douze heures par jour), le premier affecte chaque personne se trouvant sur
le sol français et pèse sur nos quotidiens aussi bien dans l’espace public que
dans la sphère privée. Leur méconnaissance est assortie d’une amende de
135 euros, et les pouvoirs publics n’ont pas hésité à brandir cette menace
de sanction pénale de manière autoritaire, vexatoire et infantilisante, comme
lorsque la Préfecture de police a fait évacuer les quais de Seine les deux
premiers samedis du mois de mars, au motif, là encore non vérifié, que
quelques-uns des promeneurs n’auraient pas respecté la distanciation physique
exigée.
Cette loi n’autorise le premier ministre à adopter des mesures générales de
police administrative d’une rigueur inédite qu’à la condition qu’il existe
une « catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa
gravité, la santé de la population ». Un an après le déclenchement de
la pandémie, il est certain, chiffres à l’appui, que cette condition initiale
n’a jamais été remplie et, en tout cas, qu’elle ne l’est plus un an après le
début de la pandémie, dès lors que la santé d’une partie substantielle des
67 millions de Français n’est pas gravement mise en péril par le
coronavirus.
Traces durables
Pourtant, peu de voix ont remis en cause la pertinence de l’état d’urgence
sanitaire ou sa stricte proportionnalité, laquelle résulte d’une comparaison
entre ses avantages en termes de lutte contre la pandémie et ses effets
négatifs d’ordres économique, social, éducatif, culturel, psychologique et même
sanitaire. Nombre de mesures totalement absurdes lorsqu’elles sont considérées
isolément, telle la fermeture sur l’ensemble du territoire national des
remontées mécaniques, des salles de spectacle ou des universités, n’ont été
justifiées au cas par cas que par un contexte sanitaire dégradé, sans jamais
que soient prises en compte leurs conséquences cumulées, de plus en plus
considérables et même dramatiques avec le temps.
Et des mesures de type moyenâgeux tels le confinement et le couvre-feu,
instaurées dans la précipitation par imitation du précédent chinois dans la
région de Wuhan « exporté » en Europe par l’Italie et l’Espagne avant
que la France ne s’aligne à une époque où il était décrété que les masques
sanitaires ne servaient à rien, devraient en temps de paix être totalement
bannies de notre ordre juridique, qui ne les connaissait pas avant
mars 2020, tant elles sont attentatoires à la dignité de la personne
humaine en raison des trop nombreuses privations ou restrictions de libertés du
quotidien qu’elles véhiculent, sans par ailleurs aucune certitude documentée
quant à leur efficacité sanitaire.
Avec la pandémie, le monde entier et la France en particulier ont franchi,
dans l’accoutumance contemporaine aux mesures liberticides, une étape plus
importante encore que celle qui a suivi les attentats américains du
11 septembre 2001. Le Covid-19 disparaîtra peut-être un jour, soit
naturellement, soit par l’effet du vaccin, mais les traces juridiques et
sociétales qu’il laissera seront durables et universelles. Le virus a d’ores et
déjà gagné la guerre que le président de la République lui a unilatéralement
déclarée il y a un an.
Paul Cassia est professeur de
droit public à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il a notamment
écrit La République en miettes. L’échec de la start-up nation (Libre
& Solidaire, 2019)
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