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lundi 17 février 2025

Albert Hofmann. Testament.

 En 1986, âgé de 80 ans, Albert Hofmann publie "Perceptions et perspectives", son testament philosophique dans lequel l'inventeur du LSD développe sa conception du monde, et de la réalité qui nous entoure. Ouvrage tardif, le tout tient en une soixantaine de pages et une quarantaine de brefs "poèmes".

Dans la vie d'Hofmann, le point de départ, est une série d'épiphanies qui l'ont traversé en se promenant dans la nature alors qu'il était enfant. Hofmann explique que de là vient son intérêt pour le vivant fait d'observations et par la découverte des structures cachées qui le composent et l'animent. "Je suis devenu chimiste parce que je me sentais attiré par le mystère de la matière.../... à la perception de la forme et de la couleur que donne le regard sur la surface des choses de la nature, s'ajoute la compréhension de leur structure et processus vitaux internes. Il en résulte une image plus complète de leur réalité, une réalité plus vaste."(p17). Partant de là les préoccupations de Hofmann sont existentielles, spirituelles, et écologique aussi. 

"La conception de l'environnement naturel comme quelque chose de séparé de l'homme que l'on peut exploiter sans limite a conduit à la crise écologique. l'éveil d'une conscience religieuse de l'unité de l'humain avec la nature , et elle seule pourrait conduire à des mesures nécessaires pour remédier à la crise".(p17) Hofmann recherche donc au travers de la science et de ses expériences personnelles les structures de la nature qui nous entoure ainsi que la place de notre espèce dans ce monde.

Le modèle émetteur-récepteur de la réalité.

En scientifique rigoureux, Hofmann commence par définir ce qu'il entend par "monde extérieur", "monde intérieur" et "réalité". Pour lui, l'existence d'un monde matériel extérieur est objectivement démontrable, alors que chaque être possède son monde intérieur. Les sensations émises par le monde extérieur n'existent pas objectivement, mais elles se manifestent sur l'écran psychique à l'intérieur de l'individu (récepteur). Compte tenu des limitations de nos sens le monde que nous percevons est une réalité uniquement adaptée à l'homme. Ce que nous appelons réalité est une image subjective généré par le 'récepteur privé' de chaque être. Tout au long de histoire de l'humanité les contributions d'innombrables individus ont créé un monde spirituel formé de symboles matériels et énergétiques : la noosphère. La réalité humaine est un processus dynamique qui émerge de la transformation des signaux perçus par nos sens en expériences psychiques au travers du décodage des symboles de la noosphère. Le temps est le produit du caractère processuel et impermanent de la "réalité. (p28). Notre réalité est fondamentalement construite et subjective. "c'est moi qui crée l'image claire ou plus sombre du monde" (p29). Nos "vérités" ne sont que le résultat de processus de réflexions rationnelles qui tirent leur force de confirmations émotionnelles produites par la méditation ou la révélation.  Pourtant Hofmann reste matérialiste puisqu'il affirme " Sans la matière et l'énergie, aucune communication ne serait possible."

Origine de la vie et signification

Tout en étant scientifique, Hofmann est profondément déiste. Pour lui, à partir du moment où une structure présente un plan de construction, c'est qu'à l'origine il y  a un architecte. Cela est vrai pour la structure de l'atome comme pour celles du vivant. "De la même manière que la cathédrale fait rayonner l'idée et l'esprit de son architecte, l'idée et l'esprit de son créateur se manifestent dans chaque organisme vivant" (p33). Pour lui, les formes du vivant et de la matière représentent la réalisation d'idées, de plans. Et "poser la question de l'origine de toutes ces idées, de l'esprit créateur qui a produit et imprégné toutes ces formes, c'est poser la question de l'origine de tout être" (p34). 

Pour Hofmann, notre raison d'être, en tant qu'humains, est d'ouvrir nos sens et notre intelligence au  message de l'infini du ciel étoilé, et des beautés de notre Terre. Pour percevoir cela, nous devons abolir la frontière de notre moi par la pratique de la méditation ou à l'aide d'expériences chimiques. "La frontière établie entre l'ego, le monde extérieur  se dissout, t l'extérieur et l'intérieur se fondent l'un dans l'autre. L'infinité de l'espace extérieur est désormais également vécu dans notre espace intérieur..../... Le corps qui dans l'état de conscience ordinaire est perçu comme séparé du monde extérieur est maintenant vécu comme Un à la création, comme faisant partie de l'Univers, ce qu'il est effectivement , et cela donne un sentiment de sécurité , en ce qui concerne l'existence physique même.". "C'est ainsi que nait l'idée qui était au commencement, qui était avec Dieu, et qui était Dieu" (sic p37).  La finalité des expériences psychédéliques, pour Hofmann est donc de nous faire prendre conscience de la réalité transpersonnelle et de nous remplir de confiance, d'amour, de force et de calme.

Connaissance scientifique et philosophique de la vie.

Dans les derniers chapitres la réflexion de Hofmann devient moins intérieure et plus sociale voire même environnementale (AtomKraft Nein Danke !) . Hofmann (qui a connu deux guerres mondiales, le mur de Berlin, le rideau de fer, la bombe H, les crises énergétiques)  fait le constat d'une "névrose européenne de destinée humaine" qui a conduit l'Homme du XXème siècle à dévaster sa planète. Il pose les limites de la connaissance scientifique :" Tout ce que nous apprend la science est vrai, mais cela ne représente qu'une fraction de la réalité". Pour lui, une nouvelle conscience de la réalité doit émerger à partir de l'observation approfondie des connaissances scientifiques jointe à la méditation (ou aux trips). "Celle ci pourrait devenir la base d'une nouvelle spiritualité qui ne repose pas sur la croyance aux dogmes des différentes religions, mais sur la Connaissance." (p55). Pour lui chaque être humain doit perfectionner ses capacités et élargir ses connaissances donc sa conscience afin d'accomplir sa mission en tant qu'être spirituel et participant à la création. "Au savoir rationnel doit s'ajouter le vécu émotionnel. Je ne dois pas rester séparé de la mer, du ciel et des étoiles. Je dois sentir que la création est en moi et moi en elle, que nous sommes un. Alors, le monde lui m'appartient tout comme je lui appartiens. Ce n'est qu'alors que sa beauté me va droit au cœur  et que je me sens en sécurité en lui.(p63). Ainsi, la généralisation de telles prises de conscience parmi les populations doit tendre vers l'édification du bonheur de l'humanité.

Note de lecture "Perceptions et perspectives" Essais sur la nature de la réalité. Albert Hofmann. Editions Solanacée.

Ozias

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vendredi 24 janvier 2025

Le Double. Naomi Klein

Le Double est le dernier ouvrage de Naomi Klein, paru en France chez Actes Sud en 2024. Naomi Klein, auteur et activiste canadienne est surtout connue pour sa théorie de la Stratégie du Choc selon laquelle les penseurs du capitalismes profiteraient de désastres tels le cyclone Katrina pour imposer des dérégulations ou des privatisations d'inspiration ultralibérale qui leur soient favorables. 

A l'occasion du confinement COVID, Naomi Klein s'est aperçue que sur les réseaux sociaux, elle est couramment confondue avec Naomi Wolf (son Double) une autre Naomi, ancienne star du féminisme US devenue, pendant la pandémie une figure de la droite complotiste. Le Double est donc une enquête foisonnante et fouillée sur ces doubles qui accompagnent les individus et les idées dans le monde connecté et leurs conséquences sur le confusionnisme populiste ambiant  qui se caractérise par la désagrégation des repères politiques antérieurement stabilisés autour du clivage gauche-droite. 

Doubles Numériques. Le moi numérique que nous créons sur les réseaux sociaux nous a transformé, qu'on le veuille ou non, en marques virtuelles et nous entretenons cette 'image de marque' dans nos échanges numériques. Cette 'marchandisation' du moi  requiert un dédoublement intérieur intrinsèquement aliénant. Dans l'espace des réseaux sociaux, notre marque personnelle est sujette à dilution et nos idées font l'objet de détournements. Naomi Klein en a fait l'expérience suite à la parution de 'No Logo' (ouvrage sur la tyrannie des marques paru en 2000). En communiquant ses idées hostiles au marketing personnel, la militante du marketing anti marque réalise qu'elle était elle même devenue une marque avec son look anti marque (pantalon noir, tee-shirt noir, veste noire) et son logo 'NO LOGO' estampillé sur ses bouteilles d'eau. Au final les réseaux font de nous un personnage qui n'est pas ce que nous voulons être, mais qui est ce que les autres perçoivent. De plus l’IA brouille les frontières entre l’humain et la machine, entre le fait et le fake. Et tout ceci sans compter la possibilité bien réelle de voir nos comptes sur les média sociaux piratés par quelque hacker qui puisse inonder sous notre nom nos amis et collègues de contenus terrifiants ! En conclusion, nos doubles accompagnent notre existence et nous devons apprendre à vivre avec eux, car tout processus de réflexion est un dialogue entre moi et moi. Autrement dit, nous ne devrions pas avoir peur d'entendre plusieurs voix dans nos têtes, mais plutôt de redouter leur absence. Malheureusement, il en est de même des idées et des concepts, qui sont de plus en plus souvent dénaturés par des théories conspirationnistes délirantes qui leur font perdre leur buts et leurs objectifs. Tout s'embrouille alors et vire à l'absurde devenant "trop ridicule pour être pris au sérieux et trop sérieux pour être tourné en ridicule". C'est par exemple le cas de l'obligation vaccinale COVID que Naomi Wolf (le double de Naomi Klein) considérait comme une violation de l'intégrité physique du corps des femmes et quand elle mettait sur un même plan les certificats de vaccination COVID et les étoiles jaunes que les juifs étaient obligés de porter sous le troisième Reich. 

"Le monde miroir  (sous titre du livre) est un monde qui ressemble étrangement au notre, mais où tout est visiblement déformé" (p150). L'usage des réseaux sociaux nous a habitué à "masquer" les auteurs des publications que nous trouvons inutiles ou dérangeantes. Pourtant une personne, une idée ne disparaît pas simplement car nous la masquons et ne la voyons plus. Ces personnes, ces idées se retrouvent dans ce qui est pour nous 'un monde miroir' qui nous donne l'impression (quand nous le regardons) que des millions de gens ont perdu le contact avec la réalité et s'abandonnent aux représentations imaginaires. "Malheureusement, c'est précisément ce qu'ils voient eux-mêmes quand ils nous observent".../... "Le fait est que , de part et d'autre du verre réfléchissant, les désaccords ne portent pas sur des interprétations différentes de la réalité, mais sur la question de savoir qui est dans la réalité et qui est dans une imitation de la réalité". (p151). Nourrie des silences et des échecs des démocraties qui ont gouverné pendant des décennies, la droite activiste multiplie sur les plateformes complotistes (X/Gettr; YouTube/Rumble;  Instagram/Parler) les surfaces réfléchissantes du monde miroir en utilisant une technique bien rôdée: Faire miroir pour exposer les autres à ses propres vices, détourner l'attention  en accusant l'adversaire de ses propres torts. Les causes classiquement défendues par la gauche se retrouvent donc usurpées et remplacées par leurs doubles distordus dans le monde miroir. De plus les plateformes numériques amplifient les récits sensationnalistes et divisent les opinions en exploitant la polarisation émotionnelle. Le monde miroir peut se définir comme cette double 'réalité' qui affecte notre capacité à comprendre et à agir. Reste à s'en protéger en construisant des récits ancrés dans des vérités démontrables et partagées.

Un autre concept est développé dans le livre: celui des Terres d'ombre. Les Terres d'ombre sont une métaphore des zones obscures de notre monde contemporain où les certitudes vacillent et où prospèrent des forces ambigües nourries de doubles sens et d'ambiguïtés. Comme dans le film 'zone of interest' les Terres d'ombre désignent des zones d'exploitation invisibilisées souvent héritées de systèmes oppressifs comme le colonialisme et l'esclavagisme. Naomi Klein met en lumière ces espaces occultés qui bien qu'essentiels au fonctionnement du capitalisme globalisé, restent délibérément dissimulées à nos yeux de citoyens des pays favorisés. Les 'Terres d'ombre' incluent; par exemple, les chaînes d'approvisionnement mondialisées où les conditions de travail sont souvent inhumaines, les mines exploitées dans des contextes post-coloniaux qui perpétuent les inégalités sociales et détruisent les milieux naturels. Ces zones ne sont pas seulement des lieux géographiques, mais aussi des dimensions psychologiques et culturelles sur lesquelles la société choisit de détourner le regard pour ne pas se confronter aux réalités dérangeantes de la violence systémique et de l'exploitation. Dans le monde miroir ces systèmes de destruction et de domination sont présentés comme des moteurs de développement et de progrès tandis que les responsabilités des acteurs les plus puissants sont effacées. La dissimulation des véritables sources d'injustices systémiques permet au complotisme populiste de proposer des explications simplistes et de désigner des boucs émissaires au lieu de s'attaquer aux causes profondes. Doubles numériques des personnes, des concepts et Terres d'ombre sont liées par une logique commune de dissimulation de déformation des représentations et de maintien du statu quo du système existant.

Comme le dit elle même Naomi Klein “Ce qui m’est arrivé avec l’autre Naomi, est arrivé plus largement à la gauche ; dans maints domaines, les causes que nous défendions sont désormais dormantes et ont été usurpées, remplacées par des doubles distordus dans le Monde miroir.” Les nations, les cultures, les partis ont aussi leurs doubles, sombres et vertigineux.
Naomi Klein appelle à une résistance éclairée qui passe par la reconnaissance de ces réalités et par la réhabilitation de vérités honnêtes et émancipatrices.

Ozias

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Quelle réalité au temps des Fake news ?

Qu'est-ce que le populisme ?

Qu'est-ce que le Confusionnisme : Depuis les années 2010, Philippe Corcuff dénonce le confusionnisme, en tant que discours qui produit un brouillard idéologique, intentionnel ou pas. Corcuff s'inspire largement de Linderberg. 
Dans son essai La grande confusion (2020), il définit le confusionnisme comme « le nom actuel d’une désagrégation relative des repères politiques antérieurement stabilisés autour du clivage gauche-droite et du développement de passerelles discursives entre extrême droite, droite, gauche modérée et gauche radicale. Selon Le Monde, l'ouvrage est « un méticuleux travail d’analyse dans lequel il dissèque les manquements, les incohérences et les errements de la gauche, dont la droite et plus encore l’extrême droite font leur miel ». Selon Corcuff, le confusionnisme est aussi une tactique d'extrême droite pour avancer ses idées de façon dissimulée au-delà de leur cercle de sympathisants habituels.

mardi 7 mai 2024

Le guérisseur interne : mythe ou mécanisme ?

Traduction et compréhension d'un article de Joseph Peill

On peut dire savamment que les principes d’entéléchie et d’homéostasie sont au cœur du vivant (Entéléchie signifie littéralement : « fait de se tenir dans ses limites » ou « action de conserver ce qu’on possède »  et l’homéostasie désigne la régulation des constantes du milieu intérieur des organismes vivants).  La régénération est la propriété fondamentale du vivant à se maintenir en vie et à se développer, ce qui l’oppose à l’inerte, au minéral qui se transforme et évolue sans les contraintes de l’homéostasie (autorégulation). Par exemple un tas de pierre peut s’écrouler, devenir gravier puis sable, mais en aucun cas se reconstruire tout seul. En revanche, une colonie de bactéries se développe autant qu’elle peut, une plaie cicatrise, l’herbe repousse après qu’on l’a coupée, l’écorce de l’arbre se reconstitue par suite d’une gravure dans son tronc et ainsi de suite.

La régénération ou « guérison intrinsèque » fait référence à la capacité des systèmes vivants à se restaurer ou à se rétablir après une blessure ou une maladie. Autrement dit, « guérison » fait référence à la récupération, à la réparation ou au rétablissement de la santé, et « intrinsèque » implique que le processus de guérison trouve son origine causale au sein de l'organisme vivant lui-même, par opposition à une causalité via une intervention externe. Des analogies sont souvent faites entre la guérison psychologique et physique intrinsèque, et les processus d'autorégulation des systèmes vivants ( Varela et al., 1974 ).

Le thème de la « guérison intérieure » traverse l’histoire et les cultures du monde entier Campbell, 2008 ) ; ainsi que de nombreuses pratiques intégratives de santé et de bien-être – notamment le yoga, la psychothérapie, la respiration, la méditation et la prière. Les psychonautes ont tous fait l’expérience du bien-être qui succède à une prise de psilocybine, ou de LSD. Un sentiment de sérénité, de clairvoyance et de grande santé. Comme si le trip nous avait réconcilié avec avec nous-même et notre environnement. Nous pouvons alors répondre à toutes les questions et la peur semble nous avoir quitté. Même si nous étions bien portants, nous nous sentons « guéris ». Mais ce sentiment de guérison, de comment le mesurer et de quel phénomène procède t’il ?

Le concept de « guérisseur intérieur » fait référence à la croyance selon laquelle les plantes ou concoctions psychédéliques ont une action intrinsèquement régénératrice sur l'esprit et le cerveau, analogue aux mécanismes de guérison intrinsèques au sein du corps physique, par exemple après une maladie ou une blessure. Mais est-ce bien le champignon ou la plante qui sont dotés de ce pouvoir ? Ou bien est-ce un effet placebo, exacerbé par les intentions et les attentes que nous avions placées dans la cérémonie de guérison ? Ou alors s’agit-il d’un principe de régénération fondamental et propre au vivant qui fait que les lésions se cicatrisent et les tissus se reconstituent ‘naturellement’ ?

Une étude menée en double aveugle teste et discute ces idées en évaluant les effets perçus de « guérison intérieure » et en les corrélant aux scores d’amélioration de la dépression mesurés 2 semaines après la prise de psilocybine. Cette étude vise à savoir si le concept du « guérisseur interne » a une validité mécaniste et prédictive.

1.      Il est apparu très nettement que, comparé à ceux qui ont reçu le placebo, les patients qui ont reçu 25mg de psilocybine sont beaucoup plus enclins à estimer que « J’avais l’impression que mon corps/esprit/cerveau se guérissait automatiquement/naturellement par lui-même. » Autrement dit, la perception du « guérisseur interne » est majorée par la prise de psilocybine.

2.      Les patients ayant, au cours de leur voyage, ressenti le travail d’un « guérisseur interne » sont ceux qui présentent les meilleurs scores d’amélioration de leur état dépressif évalué deux semaines après le trip.

Conclusion : Le ressenti du travail d’un guérisseur interne corrèle avec une nette réduction de l’état dépressif.

Description de l’expérience

Dans un essai contrôlé randomisé en double aveugle portant sur des patients souffrant d'un trouble dépressif majeur de longue date, modéré à sévère, nous avons comparé la psilocybine à l'escitalopram, un antidépresseur inhibiteur sélectif de la recapture de la sérotonine, sur une période de 6 semaines. 29 patients reçu deux doses distinctes de 25 mg de psilocybine à 3 semaines d'intervalle plus 6 semaines de placebo quotidien (groupe psilocybine) et 30 autres patients ont reçu deux doses distinctes de 1 mg de psilocybine à 3 semaines d'intervalle plus 6 semaines de traitement oral quotidien (groupe escitalopram).

PSYCHOMETRIE (Questionnaires évaluation patients renseignés suite à l'expérience)

Evaluation du guérisseur intérieur

L’ élément du guérisseur intérieur est évalué  sur une échelle à 5 points complété après l’expérience de dosage de psilocybine. L’item du guérisseur intérieur visait à capturer ce que ressentaient les participants suite à leur expérience récente. Les réponses à l'échelle sont exprimées en nombres entiers unitaires allant de −2 à +2, où un score de −2 équivaut à « fortement en désaccord », un score de +2 équivaut à « tout à fait d'accord » et un score de 0 équivaut  à « ni d'accord ni en désaccord ». L’élément du guérisseur intérieur était défini ainsi :

« J’avais l’impression que mon corps/esprit/cerveau se guérissait automatiquement/naturellement/par lui-même. »

Evaluation de la dépression score de Beck (BDI)

Auto-évaluation validée de 21 éléments des symptômes dépressifs notés de 0 à 3, créée à l'origine par Beck et al. (1996) . L'échelle couvre diverses facettes de la symptomatologie dépressive, notamment le sommeil, l'humeur, l'appétit, la concentration, la culpabilité, l'intérêt, la libido, l'irritabilité, l'agitation, l'aversion pour soi et la fatigue ( Beck et al., 1996 

Evaluation de rupture émotionnelle (EBI)

Une enquête en six questions développée par Roseman et al. (2019) mesurent les percées émotionnelles aiguës à l'aide de l'échelle visuelle analogique (EVA) avec des scores allant de 0 (« Non, pas plus que d'habitude ») à 100 (« Oui, entièrement ou complètement »).

Questionnaire d'expérience mystique (MEQ)

Le MEQ évalue les expériences aiguës de type mystique à l'aide d'une échelle de type Likert à 5 points, catégorisant les réponses en quatre sous-échelles : « mystique », « humeur positive », « transcendance du temps et de l'espace » et « ineffabilité » ( MacLean et coll., 2011 

Questionnaire d'expérience difficile (CEQ)

Le questionnaire sur les expériences stimulantes (CEQ) évalue les événements difficiles (bad trips) au cours d'expériences psychédéliques à l'aide d'une échelle de type Likert en 26 éléments et 5 points. Il comprend sept sous-échelles : peur, paranoïa, folie, détresse physique, isolement, mort et chagrin.

Questionnaire ASC (Altered State of Consciousness)

ASC  intègre 11 critères portant sur les phénomènes : vision, désincarnation, visualisations complexe ou pas,  expérience spirituelle, synesthésie audiovisuelle, signification modifiée des percepts, contrôle altéré de la cognition, expérience d'état de bonheur de l'unité

Intensité générale des effets du médicament

L'intensité générale des effets subjectifs du médicament a été évaluée à l'aide d'une EVA standard à incréments de 100 allant de « aucun effet » à « effets extrêmement intenses ». Ce test a été réalisé une fois que les effets aigus du médicament étaient tombés à un niveau négligeable.


RESULTATS des évaluations

1.      Comme supposé, les notes pour l'élément de guérisseur interne données par le groupe 25 mg de psilocybine ( M = 0,87, SD = 1,17) étaient significativement plus élevées ( t = 3,88, p < 0,001) que pour le groupe 1 mg ( M = 0,45, SD). = 1,43).
Le score modal du 75e percentile supérieur était de 2 (groupe 25 mg) et 1 (groupe 1 mg).
Les scores modaux inférieurs du 25e percentile étaient de 0 (groupe 25 mg) et de −2 (groupe 1 mg)

 

2.      L’amélioration du score de BDI (index dépression) deux semaines après la prise de 25mg de psilocybine corrèle avec le score du questionnaire « Guérisseur intérieur »



Ci dessus, pour le bras à 25 mg, les corrélations selon l'intensité subjective générale et le guérisseur interne par rapport au changement de score du BDI (Inventaire de dépression de Beck)  entre le départ et 2 semaines après le jour 1 de l'administration (DD1).

La corrélation était significative pour les scores BDI par rapport au guérisseur interne (−0,315, unilatéral) à 2 semaines.

Pas de corrélation entre le score d’amélioration du BDI et l’intensité de l’expérience perçue (Intensité Subjective Générale).

DISCUSSION

Le but de cette étude était de démarrer un processus de VALIDATION du concept de « guérisseur interne ». En second lieu, l’étude a examiné si les scores de l’item du « guérisseur interne » étaient en corrélation avec les changements post-traitement dans la gravité des symptômes dépressifs. Enfin, l’étude a évalué l’effet de l’intensité subjective du produit comme co-variable.

Comme prévu les scores de litem « guérisseur interne » étaient significativement plus élevés pour ceux qui avaient reçu 25mg de psilocybine que pour ceux ayant reçu le placebo. 

Au sein du groupe 25mg, l’effet « guérisseur interne»  est corrélé à la diminution des symptômes dépressifs tels que mesurés par le BDI avant la prise  et 2 semaines après, tandis qu’on ne remarque pas de corrélation entre l’amplitude des effets subjectifs perçus et la diminution du score BDI. Cette corrélation est même renforcée lorsque le facteur « guérisseur interne » est corrigé des effets subjectifs perçus, ce qui indique que la diminution des symptômes dépressifs n’est pas le produit d’une simple préparation psychologique (différant en cela de l’effet placebo). Ces résultats montrent que la perception du « guérisseur interne » est un phénomène causal significatif de l’amélioration de la symptomatologie dépressive.

Les analyses supplémentaires ont examiné les relations entre les scores du guérisseur, et les scores de percée émotionnelle (EBI), expérience mystique (MEQ), expérience du bad trip (CEQ) afin de repérer tout chevauchement statistique entre le facteur guérisseur interne et les autres facteurs mesurés. Quand les scores du MEQ (mais pas EBI ou CEQ) sont ajoutés comme covariable  aux modèles de changement du BDI  par rapport au modèle de variation du guérisseur interne, la relation prédictive entre le guérisseur interne et la diminution de la dépression diminue, ce qui signifie que même si l’action du guérisseur interne peut être indépendante des effets subjectifs des drogues, sa nature chevauche probablement les constructions et phénomènes d’expérience mystique. Cependant, la taille de l’échantillon étudié ne permet pas d’être formel.

INTERPRETATIONS

Si des travaux futurs confirment la pertinence d’une action de guérison interne (imaginée, réelle ou les deux) des psychédéliques, il restera à mieux comprendre sa nature : est-ce lié au renforcement de la suggestibilité due au produit, qui interagit avec les intentions du patient (Carhart-Harris et al., 2015), ou bien est-ce lié à une action substantielle sur la dynamique cérébrale , par exemple en faisant fonctionner le cerveau en un mode entropique ou critique propice à la régénération et à la guérison par le biais d’un « recuit neuronal ». (Atasoy et al., 2017Carhart-Harris et al., 2014Schartner et al., 2017Singleton et al., 2022Toker et al., 2022Varley et al., 2020) – cf Carhart-Harris et al. (2022) . En bref, le mécanisme thérapeutique supposé est que, suite à une prise calibrée de psychédélique, une augmentation de l’entropie cérébrale spontanée et l’augmentation de la plasticité cérébrale qui en découle, permet de se libérer d’habitudes pathologiques de comportement sur représentées ou indépassables. (Carhart-Harris et al., 2022). 

L’effet de « cerveau entropique », qui favorise la flexibilité et le dynamisme du système global de cognition permet de ‘déroutiniser’ les affects et les comportements, et procure une meilleure santé mentale. Il faut rappeler ici, les travaux récents portant sur la ‘méta’ plasticité des fonctionnements sous psychédéliques.  Par exemple Temperature or Entropy Mediated Plasticity (TEMP) Carhart-Harris et al., 2022 ) et la plasticité de la période critique  -phase de remodelage intense des connections neuronales-  ( Nardou et al., 2023 ). Dans le même ordre d'idées, on peut se demander s'il existe un lien entre l'expérience du guérisseur intérieur, une action cérébrale entropique Carhart-Harris, 2018b ) et la régénération des connexions synaptiques atrophiées par le stress De Gregorio et al., 2022 ; Moda-Sava et al., 2019 ) – voir aussi Carhart-Harris et al. (2022) et Nardou et al. (2023)

Le chamboulement des régularités statistiques de l'activité cérébrale spontanée décrite par l'action « cérébrale entropique » des psychédéliques favorise t’elle une dynamique mesurée au sein du cerveau et de l'esprit – par exemple, comme décrit par ( Carhart-Harris, 2018b ). Une telle ouverture, ou mise à plat du paysage mental, pourrait être lié à un processus de « réduction du modèle bayésien» -opération par laquelle, en état de conscience modifié, le cerveau élimine les paramètres redondants de ses modèles internes du monde - ( Carhart-Harris et Friston, 2019 ), ce que le patient ressentirait comme une entéléchie vers la totalité. Des sensations ou des sentiments de lucidité psychologique apparente peuvent accompagner ces changements au cours du processus. Autrement dit, à mesure que se met en place un mode de fonctionnement du cerveau et de l'esprit plus large et plus ouvert, le psychonaute perçoit comme la sensation d'incarner une perspective plus large sur lui-même et son passé, et sur ses relations avec les autres et le monde en général. exemple, voir Peill et al. (2022) et Carhart-Harris et al. (2018b) . Ces « insights » (épiphanies, visions, révélations) peuvent être ressentis selon deux phénomènes non mutuellement exclusifs : (1) comme un élargissement ou une ouverture et (2) comme une décompression de données ou d'informations, où des informations habituellement occultées, supprimées ou comprimées surgissent dans la conscience.

Nous sommes encore loin de comprendre si et comment divers composants extra pharmacologiques externes, en plus des processus internes, façonnent les expériences psychédéliques et leurs résultats ultérieursCarhart-Harris et al., 2018c ). Le soutien psychologique semble avoir une influence importante sur les résultats cliniques, comme en témoignent les résultats d’une alliances thérapeutique jointe aux effets des antidépresseursMurphy et al., 2022 ; Timmermann et al., 2022 ). La musique – « thérapeute caché » de la thérapie psychédéliqueKaelen et al., 2018 ) – semble aussi influencer les résultats. Les processus expérientiels et épistémiques tels que la libération émotionnelleRoseman et al., 2019 ) et la lucidité psychologiqueDavis et al., 2021 ; Peill et al., 2022 ) semblent jouer un rôle important – comme l’indiquent nos travaux de modélisation et montrent ici une forte covariance de l’effet de guérisseur intérieur versus percée émotionnelle et expériences de type mystique. Intuitivement, tous ces facteurs sont pertinents pour caractériser le phénomène du guérisseur intérieur et témoignent d’une synergie entre une action biologique intrinsèque et des forces contextuelles externes. Des travaux futurs sont nécessaires pour tester les hypothèses concernant cette interaction synergique putativeCarhart-Harris et al., 2018c ). Par exemple, il se pourrait que l’action curative intrinsèque putative des psychédéliques n’ait rien d’inexorable mais puisse être contrée par des conditions ou des contextes négatifs.

Il est connu que les processus de guérison psychologique peuvent comprendre une période de difficultés, alors que l’individu fait face – et potentiellement surmonte – une lutte existentielle ( Campbell, 2008 ). La notion de passage par la lutte en route vers la guérison est cohérente avec ce qu'on appelle la « crise de guérison » ou réaction de Jarisch-Herxheimer Lloyd, 1945 ) ainsi qu'avec la notion anthropologique et psychologique du « voyage du héros », c'est-à-dire un voyage symbolique composé de trois phases  1.effort et aventure, 2.lutte et crise, suivi de 3.triomphe ou « renaissance. Les thèmes énumérés ci-dessus sont classiques pour les médecines douces ou alternatives familiers de l'aggravation des symptômes avant la guérison. Des travaux récents ont suggéré que la phase  de montée d'une expérience psychédélique est plus susceptible d'être désagréable ou négativement valorisée que les phases suivantesBrouwer & Carhart-Harris, 2021 ) et un nouveau modèle conceptuel (R. Carhart-Harris et al. , 2022 ) inspiré par les récentes découvertes de l'imagerie fonctionnelle cérébrale humaine ( Daws et al., 2022 ; Singleton et al., 2022 ) a proposé que le contenu des expériences psychédéliques puisse graviter vers des thèmes psychologiquement aigus pour des raisons mécaniques. Plus précisément, on suppose que les symptômes psychiatriques sont des habitudes mentales ou des comportement sur-renforcées qui, par la répétition, sont codées sous forme de biais ou de déformations importants dans un espace d’état par ailleurs bien équilibré.

 Il est en outre supposé que ces biais se produisent parce que la visite de certains sous-espaces mentaux est inconsciemment répétée ou sur-pratiquée (par exemple via la rumination mentale). Contrairement aux sous-états sains (tels que la réflexion ou la motricité fine), ils ne sont pas le produit d’une cohérence du corps, de l’esprit/cerveau et du monde extérieur. La pensée et les comportements auto-réalisateurs peuvent renforcer des habitudes pathologiques à l’instar de mécanismes dits d'« inférence active » qui auraient mal tournéParr et al., 2022 ).

HYPOTHESE, LIMITATIONS ET TRAVAUX ULTERIEURS

Nous faisons l’hypothèse que ces « biais » dynamiques qui définissent la pathologie sont hypersensibles à l'action entropique des drogues psychédéliques, de la même façon que le sont, en métallurgie, les imperfections de surface corrigées par un recuit (R. Carhart-Harris et al., 2022 ). Des travaux futurs sont nécessaires pour tester si certains effets cérébraux provoqués par les psychédéliques – tels que leur action entropiqueGirn et al., 2023 ), sont liés au phénomène dit de guérisseur interne et si les processus décrits ci-dessus se prêtent à une modélisation informatique.

Comme indiqué plus haut, les analyses exploratoires n'ont révélé aucune relation significative entre les scores du guérisseur intérieur et les expériences difficiles. En milieu clinique, il a été difficile de déterminer l’influence causale des bad trips. Nous avons des résultats d'expériences difficiles à haute dosages qui tirent vers le bas le score moyen du groupe en matière de bien-être, mais cet effet dépend probablement du contexte (Carhart-Harris et al., 2018c ). Une meilleure compréhension du paradoxe des expériences difficiles aidera à démêler la relation complexe qu'elles peuvent entretenir avec le phénomène du guérisseur intérieur ainsi qu'avec le changement de santé mentale.

 Cette étude est limitée par le caractère subjectif et ponctuel de la mesure « guérisseur interne ». Les développements devraient examiner les nuances du concept, notamment sa dépendance à d’autres facteurs. Une échelle plus étendue avec des facteurs variés et un système de notation échelle de Likert/EVA plus complet permettra d’affiner ce résultat. De même, notre modélisation statistique est restée intentionnellement simple et fondée sur des hypothèses, mais des travaux futurs pourraient déployer des modèles de régression plus complets pour mieux examiner les interactions entre certaines des variables évoquées ci-dessus et le phénomène du guérisseur interne. Une autre limite est que nous avons abordé le concept exclusivement sous son aspect subjectif. Les prochains travaux examinant les corrélats neuronaux aideront à expliquer sa nature mécaniste. L’un des effets probables de cette démarche sera de déconstruire et de questionner le phénomène, en révélant les processus informatiques et biologiques à l’œuvre dans sa phénoménologie.

Comme pour les constructions précédentes souvent évoquées dans la communauté psychédélique mais pour lesquelles il y a eu peu de recherches de validation de construction (Robin L Carhart-Harris et al., 2018c ; Nour et al., 2016 ), nous avons ici attiré l'attention sur le fait que psychédéliques catalysent les processus de guérison intrinsèques et offrent une possibilité de définition et de mesure du profil expérientiel de cette construction pour inspirer de nouvelles recherches sur le sujet.

A lire aussi : https://fr.wikipedia.org/wiki/Principe_de_l%27%C3%A9nergie_libre

https://emagicworkshop.blogspot.com/2015/04/therapies-alternatives-et-heros-de-la.html

lundi 19 février 2024

Structures fondamentales des sociétés humaines

Ces derniers mois, j'ai avalé "Les structures fondamentales des sociétés humaines" de Bernard Lahire, paru en 2023 aux Éditions La Découverte.
La problématique du livre est exposée sur le quatrième de couverture : "Et si les sociétés humaines étaient structurées par quelques grandes propriétés de l'espèce et gouvernées par des lois générales ? Et si leurs trajectoires historiques pouvaient mieux se comprendre en les réinscrivant dans une longue histoire évolutive ?
En comparant les sociétés humaines à d'autres sociétés animales et en dégageant les propriétés centrales de l'espèce, parmi lesquelles figurent en bonne place la longue et totale dépendance de l'enfant humain à l'égard des adultes et la partition sexuée, ce sont quelques grandes énigmes anthropologiques qui se résolvent. Pourquoi les sociétés humaines, à la différence des sociétés animales non humaines, ont-elles une histoire et une capacité d'accumulation culturelle ? Pourquoi la division du travail, les faits de domination, et notamment ceux de domination masculine, ou les phénomènes magico-religieux se manifestent-ils dans toutes les sociétés humaines connues ? .../...

Bernard Lahire est un sociologue fondamentalement matérialiste et évolutionniste.  Sa démarche est celle d'une "socialisation du biologique", dans la mesure où la partie sociologique de ce que nous apprend la biologie évolutive et l'éthologie fournit les clés de ce qui est commun à toutes les sociétés humaines.
Pour lui, l'homme est une espèce animale parmi d'autres espèces. Une sorte de grand singe, produit de l'évolution et de sa cultureIl ne  sépare pas l'Homme du reste du vivant, mais le réinscrit dans une évolution historique de très longue durée. Pour Bernard Lahire, la culture est "l'avantage compétitif" de  homo sapiens, ce qui le distingue de toutes les autres espèces. Le culturel contribue à transformer le biologique et le biologique contribue à structurer le social.
Bernard Lahire prend d'ailleurs très soin de distinguer Social et Culturel. Il constate que tous les animaux (des fourmis aux chimpanzés en passant par les loups) connaissent et appliquent des règles strictes de comportement sociaux, mais que la culture, qui se limite à quelques pratiques figées chez les animaux, occupe une place majeure et sans cesse en évolution dans le développement de l'espèce humaine.  La culture est pour lui une solution évolutive ayant permis des adaptations plus rapides et plus efficaces que celles permises par la sélection naturelle. Nous sommes des êtres sociaux-culturels "par nature". Cette posture, qui "Établit une différence classificatrice entre le « social » et le « culturel », en montrant que les animaux non humains sont aussi sociaux que les humains, mais qu’ils ne sont pas ou ne sont que très peu culturels – les humains étant, quant à eux, à la fois sociaux et culturels – n’est pas une habitude de pensée ordinaire dans un monde qui utilise sans les distinguer les termes de « social », de « culturel » et d’« historique ». En éliminant la traditionnelle différence entre "nature" et "culture" Bernard Lahire parvient à se décentrer des points de vue purement anthropocentristes. Pour B.L. le culturel contribue à transformer le biologique (ex capacité à supporter le lait après la période de sevrage chez les peuples éleveurs etc ) en même temps que le biologique contribue à structurer le social. La culture joue un rôle crucial dans le développement humain notamment en raison de la prolongation de la durée de l'enfance chez les humains par rapport à d'autres espèces . 

La thèse de Bernard Lahire est que "une grande partie de la structure et du développement des sociétés humaines ne peut se comprendre qu'à partir du mode de reproduction (biologique et culturel) et de développement ontogénique de l'espèce. La lente croissance du bébé humain entraine une très longue période de dépendance (dont le nom savant est altricialité secondaire), prolongée par une dépendance permanente à l'égard des autres membres du du groupe social et de la culture accumulée. Pour B.L c'est dans la situation d'altricialité secondaire (les années d'éducation du jeune humain) que s'originent les rapports sociaux fondamentaux que sont les rapports de Dépendance -Domination. Cette longue période de dépendance contribue à renforcer le lien d’attachement et les relations dépendant-autonome, protégé-protecteur, inexpérimenté-expérimenté, petit-grand, faible-fort, etc. Tout au long de l’histoire des sociétés humaines cette matrice fondamentale a eu des conséquences majeures d’un point de vue économique, politique et magico-religieux.

La première partie du livre est donc une critique de la sociologie hyper-constructiviste et nominaliste actuelle qui en s'intéressant aux différences existant entre les sociétés humaines plutôt qu'aux invariants qu'elles comportent, a débouché sur le relativisme épistémologique essentialiste
(p68). Ce livre de B.L est le pendant de celui de Graeber et Wengrow intitulé "Au commencement était" dans le sens où ces derniers se préoccupaient des variations des modèles de société alternatifs au modèle standard occidental en ignorant les continuités et les grands invariants d’une société humaine à l’autre.
La seconde partie expose tour à tour les caractéristiques des sociétés humaines liées aux contraintes reproductives (longue dépendance des enfants aux adultes) et au fait que l’espèce humaine construit son environnement, chaque génération trouvant à sa naissance l’accumulation de toutes les connaissances et acquis des générations précédentes, contrairement aux espèces animales qui, même si elles peuvent utiliser des outils, voire transmettre de nouveaux comportements, ne sont pas des « espèces culturelles » caractérisées par cette accumulation. Se basant sur l’existence de « grands faits anthropologiques », comme la grande longévité humaine, B.L. dégage des « lignes de force ». Par exemple la dépendance des personnes âgées à l’égard des « productifs », et donc leur domination par les adultes jeunes (pages 360-362). Puis, il énonce 16 « lois générales » des sociétés humaines, universelles au sens où elles  « fonctionnent depuis le début de l’histoire de l’humanité ». Citons par exemple le tabou de l’inceste (expliqué par le fait que la familiarité entre parents génère le désintérêt sexuel), la loi de succession hiérarchisée (droit du premier arrivant) ou celle du « rapport eux/nous » qui fait que nous accordons spontanément nos préférences à ce qui nous ressemble.
La troisième et dernière partie du livre vise à montrer toutes les conséquences des « lignes de force » et « lois générales » des sociétés humaine. Par exemple, pour le domaine magico-religieux, BL souligne les liens étroits qui lient le pouvoir et le sacré : le Dieu transcendant est à l'image du souverain, qui lui même n'est qu'un état particulier issu du développement culturel-historique, de rapports universels au sein de l'espèce humaine (p731).

Devant l'importance que B.L. accorde aux facteurs biologiques on est tenté de se demander dans quelle mesure son approche pourrait être taxée d'essentialiste. La pensée de B.L est pourtant aux antipodes de l'idéalisme, et ignore toute forme de transcendance. Pour lui, en produisant leurs moyens d'existence, les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle même.
Paradoxalement, avec l’avènement de la culture, l’Homme serait entré dans l’ère de l’indétermination et se distinguerait radicalement de l’ensemble des autres espèces. Chassée par la porte, la théologie refait son apparition sous la forme d’une autocréation culturelle, sans fondement ni lois, de l’homme par l’homme. La science a dû lutter contre l’idée d’un Créateur à l’origine de la Terre et de la vie, et ce sont les sciences sociales qui doivent aujourd’hui faire face à l’idée d’une libre création culturelle de l’homme par lui-même. Car d’un Dieu créateur de l’ensemble de l’univers, on est passé à des individus traités comme des petits dieux créateurs de leur propre destin.

En mettant l'accent sur l'importance des interactions sociales, et des contextes culturels dans la construction des structures sociales B.L. rejette les approches simplistes ou réductionnistes qui réduiraient les comportements humains à des caractéristiques essentielles ou biologiques.
Cela ne signifie pas, il faut insister encore une fois sur ce point, que l’histoire ne fait que se répéter, mais seulement qu’elle ne va pas dans n’importe quelle direction, qu’elle ne se développe pas et ne se transforme pas de manière aléatoire et imprévisible, et que, malgré leur diversité, les sociétés ne peuvent pas prendre n’importe quelle forme culturelle. 

Ozias

"Croire qu’il suffit de se défaire d’une idée ou de ne plus y croire pour abolir un état de fait existant, n’a rien d’une évidence."

A consulter aussi :



mardi 28 novembre 2023

Intention et voyage psychédélique

D'après Lukas A Basedow et Sören Kuitunen-Paul  les raisons les plus courantes de l'utilisation des psychédéliques sont les suivantes [1] : Connaissance : Elargir la conscience, acquérir une plus grande connaissance de soi, modifier les perceptions sensorielles. Adapter ses comportements: S'affranchir des émotions négatives et apprendre à affronter les problèmes.  Développement: Accroître le plaisir de se sentir vivant.  

L'intention est le cap que l'on assigne à une expérience psychédélique. C'est la raison consciente avec laquelle on décide d'entreprendre un voyage intérieur. L'intention posée lors d'un voyage psychédélique est un point sur lequel focaliser et revenir afin de guider les pensées, les émotions et les visions tout au long de l'expérience.

L'attente (ou les attentes) peut se définir par les représentations, les espoirs et les buts qui motivent l'expérience psychédélique. Guérir d'une dépression, faire l'expérience de la dissolution du moi ou de l'extase mystique sont des exemples d'attentes courants parmi les utilisateurs de psychédéliques. Souvent les lectures de trip-reports, ou certaines expériences nous ont mis 'l'eau à la bouche' et inspirent des désirs, des attentes pour l'expérience suivante. Heureusement, les effets d'un psychédélique sont difficiles à anticiper et il est impossible de garantir à 100% un voyage avec évanouissement de l'égo ou extase mystique. Dans certains cas le voyage peut même être décevant, c'est à dire en dessous des attentes placées en lui. C'est pourquoi, je trouve sain de poser une intention, mais sans attentes particulières sur le contenu de l'expérience. 

Poser une intention permet de donner plus de sens au voyage psychédélique

Une étude menée auprès de 654 personnes projetant un voyage psychédélique et utilisant principalement du LSD et de la psilocybine [3] semble montrer que :

* Les personnes ayant posé des intentions claires avant le voyage ont plus fréquemment eu des expériences mystiques et généralement de plus importantes altérations de la perception.

* Les personnes ayant posé une intention de connexion spirituelle, de connexion avec la nature ou de développement personnel semblent ressentir un bien-être accru après le voyage psychédélique.

* Les intentions de récréation ou de socialisation diminueraient le risque d'une expérience difficile, peut-être parce qu'elles reflètent des attentes positives. Cependant, les voyages récréatifs sembleraient moins susceptibles d'apporter des changements durables en termes de bien-être que des intentions spirituelles ou thérapeutiques.

Lorsque vous définissez vos intentions pour votre voyage psychédélique, réfléchissez à la raison pour laquelle vous envisagez de faire ce voyage. Recherchez vous le développement personnel, la guérison, la connexion spirituelle, l'inspiration créative, des solutions à des problèmes ou la connaissance ? Réfléchir à vos intentions avant le voyage peut les rendre plus concrètes. Il peut même être utile d'écrire ses intentions sur papier. Envisagez de garder vos intentions à proximité pour vous y référer avant, pendant et après votre voyage.

Lorsque vous formulez vos intentions, prenez soin de les formuler de manière positive plutôt que négative. Formulez votre état futur souhaité dans un langage positif tel que "Avoir et exprimer de l'amour et de la compassion pour moi-même" plutôt que "Cesser d'être si critique envers moi-même et de porter des jugements". La définition des intentions fait partie de la construction de votre futur état de conscience non ordinaire. Un langage empreint de positivité, d'amour et de compassion donne un ton positif à l'ensemble de votre voyage. Cette note pourra se prolonger bien au-delà de l'expérience et tout au long de l'intégration.

Intention et neuroplasticité 

Les psychédéliques favorisent la neuroplasticité, c'est-à-dire la capacité du cerveau à se reconnecter structurellement [4]. Les intentions permettraient d'accroitre cette plasticité, en orientant l'expérience psychédélique vers des prises de conscience et des transformations significatives sur le plan personnel, et en accord avec vos valeurs. 

En outre, les psychédéliques modifient considérablement nos états de conscience en augmentant les connexions entre des parties du cerveau qui ne communiquent pas normalement. Cela rend très perméable à de nouvelles perspectives. Dans cet état de suggestibilité, l'intention nous permet d'ancrer le voyage vers les résultats souhaités en stimulant notre esprit.

Préparer son voyage

La définition des intentions est un élément important de l'état psychologique préalable au trip (le "Set"" du "Set & Setting"). Les intentions définies avant le voyage incitent l'esprit à naviguer dans le périmètre qu'elles fixent et permettent et de structurer l'état de conscience élargi induit par les psychédéliques [2].

Le fait de se sentir à l'aise dans son "cadre" physique et social (le "Setting" du "Set & Setting") influencera positivement le voyage et favorisera des améliorations durables [3].

Voyager sans intention

Voyager sans intention, c'est un peu comme naviguer sans destination. Bien qu'il soit possible d'avoir des prises de conscience significatives sans fixer d'intention formelle, il semble que le voyage soit moins concentré, moins focalisé. Les intentions posées avant le trip permettre également de réorienter le voyage lorsqu'il devient trop confus. Les sensations nouvelles peuvent nous emporter sans que ne sachions y attribuer de sens. Selon l'étude de Haijen et al.[3], sans intention claire, vous aurez moins de chances de vivre une expérience  mystique ou visuellement puissante. 

Poser une intention de lâcher prise 

 Vous vous dites que vous ne savez pas sur quoi vous devez travailler en particulier ? Vous admettez également que vous n'avez aucune idée de la façon dont vous pouvez établir des priorités pour ce que vous devez faire ? Alors, laissez faire le produit, il vous amènera -peut être-  vers ce sur quoi vous devez vous concentrer pour découvrir, guérir et grandir.

Il est important de noter que la définition d'intentions est un processus très personnel. Vos intentions spécifiques varieront en fonction de vos expériences de vie, de vos croyances, de vos objectifs et d'un nombre infini d'autres choses qui font de nous ce que nous sommes. Veillez à aborder ces expériences psychédéliques avec respect et prudence. Si vous êtes novice en matière de psychédéliques ou si vous avez des inquiétudes, faites appel à un guide sûr et expérimenté pour vous accompagner. 

Questions clés à considérer avant votre voyage

Pour quoi faire ? 

Réfléchissez aux défis de votre vie, aux questions que vous vous posez ou aux domaines dans lesquels vous souhaitez évoluer. Quels sont les objectifs spécifiques ou les connaissances que vous aimeriez acquérir au cours de votre voyage ? 

Comment se préparer ?

Prenez en compte des facteurs tels que le cadre, l'état d'esprit et les personnes que vous côtoierez. Tachez d' optimiser ces éléments afin qu'ils correspondent à votre intention. Une bonne préparation permet de minimiser les risques de trip décevant ou désagréable.

Comment  intégrer  l'expérience ?

Réfléchissez à l'usage que vous ferez des leçons et des enseignements tirés de votre voyage dans votre vie quotidienne. Ya t'il des points que vous ne voudrez pas aborder ? Ou au contraire sur lesquels vous souhaitez faire le point ?

Faites confiance à votre intention

Rappelez-vous que le pouvoir des psychédéliques vient de l'intérieur. Votre intention vous relie à ce pouvoir, agissant comme une boussole pour votre voyage dans les paysages de l'esprit. Laissez tomber vos attentes et laissez le voyage vous mener là où vous devez aller. 

Il faut quand même savoir que intentions ou pas, le voyage se déroulera pas toujours comme prévu. Les effets peuvent être décevants, déroutants, ou même sans aucun rapport avec l'intention posée au départ. C'est peut être frustrant, mais le pire serait de s'en vouloir et de chercher à garder le contrôle coûte que coûte tout au long du trip. Qu'on le veuille ou non, il faut accepter d'aller là où l'expérience nous mène.

Bons voyages !

D'après https://psychedelic.support/resources/psychedelic-intentions-how-to-get-the-most-from-your-psychedelic-journey/

et https://psychedelic.support/resources/setting-intentions-psychedelic-journeys/

Voir aussi https://emagicworkshop.blogspot.com/2020/09/tripper.html

https://emagicworkshop.blogspot.com/2023/03/set-setting-and-support.html

References
[1] Basedow, L. A., & Kuitunen‐Paul, S. (2022). Motives for the use of serotonergic psychedelics: A systematic review. Drug and Alcohol Review, 41(6), 1391-1403. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/35668698/

[2] Carhart-Harris, R. L., Roseman, L., Haijen, E., Erritzoe, D., Watts, R., Branchi, I., & Kaelen, M. (2018). Psychedelics and the essential importance of context. Journal of Psychopharmacology, 32(7), 725-731. https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/0269881118754710

[3] Haijen, E. C., Kaelen, M., Roseman, L., Timmermann, C., Kettner, H., Russ, S., … & Carhart-Harris, R. L. (2018). Predicting responses to psychedelics: a prospective study. Frontiers in pharmacology, 897. https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fphar.2018.00897/full

[4] Ly, C., Greb, A. C., Cameron, L. P., Wong, J. M., Barragan, E. V., Wilson, P. C., … & Olson, D. E. (2018). Psychedelics promote structural and functional neural plasticity. Cell reports, 23(11), 3170-3182. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/29898390/

PS: Voici quelques exemples d'intentions, ou de raisons de tripper, qui me parlent plus ou moins  :
  • Accès à des états de méditation profonds, découvrir et voyager dans l'hyperespace
  • Lâcher prise et accueillir en nous le monde extérieur
  • Augmenter mon empathie et ma facilité à me mettre à la place de l'autre
  • Accéder à des visions esthétiques, ou spirituelles
  • Améliorer sa créativité, visualiser, se représenter des phénomènes complexes
  • Apprendre à s'apprécier, à s'estimer et voir clair en soi. Briser l'enchaînement au Moi.
  • Pouvoir visualiser ses organes et leur fonctionnement
  • Faire une expérience mystique
  • Remercier celui qui a sauvé mon fils et savoir s'il existe
  • Synesthésies (visualisation de la musique)
  • Euphorie, amour, extase
  • Prendre conscience de vérités sur nous et sur la vie.
  • Sortir de moi-même. Me mettre à la place d'un autre pour mieux le comprendre
  • Changer de schéma mental, de croyances. Élever mon esprit.
  • Y voir plus clair dans les buts et les valeurs de la vie : Quel est le mieux que je puisse faire ici pour la suite de ma vie ?
  • Intégration de traumatismes. Faire la paix avec ses chagrins et ses cicatrices. Expulsion de souvenirs
  • Retrouver dans sa mémoire des éléments clé de nos vies, des souvenirs précis
  • Découverte de soi, de nos désirs enfouis. Identification de mon 'saboteur intérieur'