Les substances psychédéliques sont-elles intrinsèquement porteuses d’une dynamique de transformation sociale ou bien sont elles en passe de s’intégrer aux paradigmes les plus conservateurs de nos sociétés ? Ce texte poursuit une réflexion entamée dans deux précédents articles sur les usages, les significations et les enjeux sociopolitiques liés aux usages des psychédéliques (voir histoire des psychédéliques en Occident, et psychédéliques: révolutionnaires ou réactionnaires ?
Contre-cultures, institutions, industries : les psychédéliques à la croisée des idéologies
Longtemps associés à l’imaginaire contestataire des années 1960 — mouvement hippie, pacifisme, critique du capitalisme — les psychédéliques connaissent aujourd’hui un surplus d’intérêt dans des milieux apparemment aux antipodes de cette tradition : droite radicale américaine, entrepreneurs de la Silicon Valley, transhumanistes, et même Big Pharma. Une mutation idéologique est-elle en cours ? Le psychédélisme possède-t-il un potentiel idéologique propre ou bien est-il fondamentalement malléable, selon les personnalités, contextes, les croyances et les régimes de vérité qui l'encadrent ?Une polysémie idéologique
Les habituels défenseurs de la «renaissance psychédélique» avancent que ces substances conduisent naturellement à l’adoption d’une vision progressiste, écologiste et solidaire. Mais cette association est-elle un effet de leur nature ou une conséquence de leur illégalité ? En effet, la prohibition a longtemps fait des psychédéliques l’apanage de hippies ou de militants contestataire de l'ordre établi. Il se peut que les liens entre psychédéliques et subversion proviennent du seul statut illégal des substances qui attire de facto une plus grande quantité d'esprits rebelles opposés aux normes et aux lois et sensibles aux contre cultures. En réalité, leur usage dépasse de plus en plus largement les rangs de ces partisans de l'amour, de la paix et de la liberté.
« Historiquement, le psychédélisme n’est pas connoté idéologiquement, et surtout pas à gauche », rappelle Rémi Sussan, journaliste et spécialiste des contre-cultures numériques. Il cite l’exemple d’Ernst Jünger (1894–1998), écrivain allemand nationaliste conservateur, comme l’un des premiers à défendre une exploration structurée de l’esprit à l’aide de psychotropes. L'article précédent 'brève histoire des psychédéliques en occident' résume cette filiation.
Une pluralité de cadres d’usage entre tradition, médecine, et innovation.
1. Usages rituels et religieux : la sacralisation de l’ordre
Dans plusieurs traditions autochtones, les substances psychédéliques sont intégrées dans un système de représentation cosmologique : ayahuasca chez les Shipibo-Conibo (Labate et Cavnar 2014), iboga dans les pratiques Bwiti (Fernandez 1982). Ces usages ne visent pas tant la transgression que le maintien d’un ordre — cosmique, social, ancestral — que l'administration de sacrements et les transes permettent de régénérer ou de renforcer.Plus proches de nous culturellement, des mouvements religieux tels que le Santo Daime ou la Native American Church proposent un usage encadré des psychotropes. Ces pratiques s’inscrivent dans une logique de ritualisation de la transcendance, où la vérité révélée possède un caractère essentialiste et normatif.
2. L’encadrement biomédical : rationalité scientifique et espoirs thérapeutique
3. Une médecine aux croisements du religieux et de l'humanisme positiviste.
Deux grandes orientations se dessinent principalement au sein des thérapies assistées par psychédéliques : l’une, portée par Roland Griffiths, réhabilite la dimension mystique de l’expérience, en s’appuyant sur les récits de révélation et de transcendance (Griffiths et al. 2006) ; l’autre, menée par Robin Carhart-Harris, adopte une posture neuroscientifique, physicaliste et agnostique (Carhart-Harris et al. 2014).Ces deux courants témoignent de la tension constitutive entre sacralisation de l’expérience et objectivation scientifique, entre quête de sens et régulation pharmacologique. Pluralité ici dans le positionnement des thérapeutes 'holistiques' qui peut se rapprocher de certains courants évangélistes conservateurs ou être au contraire franchement scientifique humaniste et positiviste.
4. Technologie et psychédélisme: une alliance inattendue ?
Le lien entre substances hallucinogènes et innovation technologique n’est pas inédit. Steve Jobs attribuait une partie de sa créativité au LSD. Plus récemment, Elon Musk a publiquement évoqué son recours à divers psychotropes tels que la DMT, les champignons ou la kétamine. Le festival New Age 'Burning Man', soutenu financièrement par Google, constitue un espace d’expérimentation sociale où se mêlent art numérique, états modifiés de conscience et utopie entrepreneuriale (Turner 2009).
5. Vers un transhumanisme psychédélique
Les états de conscience modifiés, tels que ceux obtenus par l'utilisation de substances psychédéliques, sont aussi une façon 'd'augmenter' chimiquement notre niveau de conscience à l'instar du dopage sportif qui est une autre forme de transhumanisme chimique. Le concept d'homme devenu Dieu a succédé au mythe chrétien du Dieu fait homme. Larry Page (co-fondateur de Google) et Elon Musk ne sont pourtant pas les premiers à avoir rêvé de surhomme ou d'amélioration de l'espèce (ou de la race) humaine. Depuis la découverte de la théorie de l'évolution par Darwin l'humanité est "devenue l'Evolution consciente d'elle même" selon la formule de Julian Huxley biologiste, et frère de l'auteur du 'meilleur des mondes'. Les psychédéliques trouvent dans le transhumanisme de nouvelles affinités et finalités : élévation de la conscience et conception mentales multidimensionnelles, aide au téléchargement de l'esprit et au développement de bioformes autonomes. L'une des principales conséquences de 'l'augmentation' de nos performances, qu'elle soit d'origine génétique ou mécanique, étant de nous distancier socialement les uns des autres et aussi de notre environnement, il est évident que l'utilisation des psychédéliques à des fins transhumanistes ne débouchera pas sur une plus grande solidarité environnementale et sociale.
Cette orientation n’implique ni solidarité ni quête de justice : elle inscrit les psychédéliques dans une logique sélective et élitiste. Le rêve d'une conscience augmentée devient vecteur d’exclusion, de verticalité, voire de spiritualité autoritaire.
6. La fabrique de l’expérience : perception, interprétation, intégration
Finalement, chez tous ceux et celles qui l'ont vécue, l'expérience psychédélique consiste en une altération du niveau de conscience qui fait apparaitre nouveau, étrange, le réel qui nous entoure. Le psychonautisme est l'exploration du filtre au travers duquel nous apparait la réalité du monde.
Les expériences de vision augmentés, de fractales cosmiques, télépathie, synesthésies, visions, possessions, sont fréquentes. Chaque psychonaute a connu le sentiment, ou plutôt l'évidence, de la révélation de vérités, d'ordre caché, ou des connexions qui nous relient au monde extérieur. Parfois même l'expérience va jusqu'à la disparition du soi, de l'ego ou à la révélation mystique qui nous met en contact avec des entités supérieures ou 'divines'. Si nos expériences comportent d'évidentes similitudes, il n'en est pas de même des interprétations que nous allons leur donner. Celles ci sont liées à notre culture, aux croyances que nous côtoyons, à notre histoire. Ainsi, la régulation sociale, qui est l'un des effets des psychédéliques pris en groupe, peut être instrumentalisée selon un mode libertaire (Summer of Love) ou hiérarchisée (Eglise Santo Daime). Le phénomène de cohésion groupale peut être interprété comme amour universel ou instrumentalisé comme enrôlement sectaire. La solidarité, produite par la perception tangible des liens qui nous connectent aux autres peut tourner à l'enrôlement dans un milieu fortement hiérarchisé et l'intention d'accéder à un niveau de conscience plus élevé peut se transformer en une forme d'eugénisme spirituel. Le monde nouveau que nous montre les psychédéliques peut être facteur d'évolution et de changement ou au contraire s'interpréter comme la démonstration de l'entéléchie de nos existences. (Posture philosophique qui assigne à un être une existence définie. Ex : le gland sera chêne).
Au commencement : Croire ou douter
Croire ou douter : deux régimes de sens, deux clef d'interprétation incompatibles
L’usage que l’on fait des psychédéliques comme les interprétations que l'on en retient semble dépendre moins des substances elles-mêmes que du cadre philosophique ou spirituel dans lequel elles sont utilisées. In fine, deux visions antagonistes du monde s'affrontent :
Une vision conservatrice, dans laquelle l’expérience psychédélique révèle un ordre supérieur, une transcendance — Dieu, nature, technologie — qu'il nous faut découvrir et à laquelle il faut se conformer. On retrouve ici des congrégations religieuses, des écologistes néo-paganistes des techno libertariens et des transhumanistes.
Une vision progressiste, positiviste, matérialiste ou sceptique, dans laquelle les psychédéliques ne révèlent pas un ordre, mais une complexité. Ils deviennent un outil d’exploration, de déconstruction et d’invention du futur monde possible selon tous les degrés de liberté qui sont ceux la vie.
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Cartographie des postures psychédéliques. |
Et aussi une excellente; et anonyme promenade métaphysique lue sur le blog de la SPF https://societepsychedelique.fr/fr/blog/vertige-et-psychedeliques
https://notforhuman.org/index.php/2025/03/17/contre-culture-un-autre-regard/
Critique à boulets rouge du psychédélisme 'de gauche' dans 'psychedelic Injustice' de Tom Hatsis https://boghossian.substack.com/p/why-critical-social-justice-ruins/comments