lundi 5 octobre 2020

Quelle réalité aujourd'hui ?

Les découvertes scientifiques majeures du début XXème siècle telles que la relativité et la physique quantique ont définitivement déboulonné l'antique vision horlogère du monde. Le déterminisme et la causalité ont fait place aux probabilités et au principe d'incertitude.  Par exemple
, dès 1935, Karl Popper affirme que "la science ne repose pas sur un lit de granit" et en 1952 Heidegger nous dit que 'la science ne pense pas' et il rajoute "la philosophie n'est pas science"
A l'issue de la seconde guerre mondiale, avec le développement des sciences humaines et sociales, et entraînés par les succès de l'économie de guerre et de la planification, le savoir et la science sont devenus des produits de nos sociétés destinés à servir des besoins sociaux. A l'Est, pour des raisons idéologiques, la propagande stalinienne dénonce la "science bourgeoise" et préfère les thèses fumeuses de Lyssenko aux théories chromosomiques de l'hérédité. A l'Ouest, les néo-libéraux, partisans d'un monde de "liberté" et de "flexibilité" promeuvent la concurrence des idées à la place de l'expertise traditionnellement monolithique. 
Dans les années 80, la montée en puissance du néo-libéralisme, puis la dislocation du bloc soviétique ont consacré la mondialisation des marchés et favorisé le développement des clubs, des think-tanks, et des lobbies politiques et économiques

Le monde de 2020, traversé par une pandémie, menacé par le réchauffement climatique, et livré aux mains de sociétés privées qui concentrent la plus grande partie des richesses, semble plus effrayant que jamais.  La peur instrumentalisée s'empare des esprits et la sécurité prime sur les libertés. Comme disait Averroès, "l'ignorance mène à la peur, la peur mène à la haine et la haine conduit à la violence".

L'opinion réclame des solutions simples, des réponses claires et des leaders forts, qui cognent et qui protègent. Par exemple, et selon une étude réalisée pour la huitième année consécutive pour le quotidien « le Monde », plus de 80 % des Français estiment qu’« on a besoin d’un vrai chef en France pour remettre de l’ordre »La radicalité et l'autoritarisme fleurissent à droite comme à gauche boostés par des réseaux sociaux qui leur servent de chambre d'écho et sur lesquels l'authenticité supplante la vérité. "L’isolation électronique des gens avec lesquels nous sommes en désaccord permettent aux forces des biais de confirmation, la pensée de groupe, et le tribalisme de nous écarter toujours plus les uns des autres"* . La compétition exacerbée présente la vie comme un jeu à somme nulle dont la seule issue est de gagner, ou de ne pas perdre ses biens, ses avantages, son identité, et ce, aux dépens de son adversaire. Comme en sorcellerie, "qui n'est pas agresseur devient victime, qui ne tue pas meurt" dans de telles circonstances où il n'y a pas de place pour l'autre, la rationalité est reléguée au second plan.

D'autre part, la remise en question des autorités trans-partisanes et le rejet de l'universalisme classique conduit à des replis communautaires qui favorisent l'entrisme et la radicalité. Dans la perspective de luttes identitaires, la validité d'une information n'est plus évaluée sur la base de standards universels, mais sur une vision subjective du monde compatible avec cette identité. Le lobbyisme néo-libéral, qui depuis longtemps a montré son efficacité, et les combats identitaires se syncrétisent sous forme d'épistémologie tribale  (relativisme épistémologique) où  la vérité d'une information, l'intérêt d'un fait, dépend  -pour celui qui en prend conscience- avant tout de sa capacité à supporter les valeurs de sa communauté.

 Il y a aussi cette espèce de narcissisme et d'hyperémotivité exacerbée propre à notre époque. L’échange libre des informations et des idées, qui est le moteur même des sociétés libérales, devient de plus en plus limité. La censure, que l’on s’attendrait plutôt à voir surgir du côté des droites radicales, se répand dans toute notre culture: intolérance à l’égard des opinions divergentes, goût pour l’humiliation publique et l’ostracisme, tendance à dissoudre des questions politiques complexes dans une certitude morale aveuglante. Blessés, offensés comme des intégristes, les identitaires de de droite et de gauche s'alimentent réciproquement. Malheureusement, il ne suffit pas toujours de dire vrai pour avoir raison.

Face à une logique faite d'objectifs communautaires et de compétitions victimaires le contrat social et le jeu démocratique perdent leurs sens.  Ainsi, "Pour Trump, la vérité n’existe pas, elle n’a pas de réalité autre que ce qu’il croit dans un moment donné et qui peut changer le lendemain. Ses porte-parole parlent de "faits alternatifs", faits qui prennent de l’importance par la grâce des réseaux. Ce n’est pas le mensonge politique qui est nouveau, c’est l’échelle à laquelle il est reproduit qui en change la nature. Elle gomme la frontière entre réel et fiction ; vrai et faux ; fantasme et réalité". Il y a un problème de relation à la vérité, l'absence totale de régulation des plateformes qui conduit à des fakenews, des rumeurs complotistes, des mensonges qui prospèrent car ils ont des millions d'adeptes. Puissance des réseaux sociaux qui, par l'ampleur qui lui donnent, transmutent le mensonge pour créer une réalité alternative.

Les "faits" ne parlent pas d'eux-mêmes mais seulement en rapport avec des institutions et des normes. Sans institutions crédibles capables de démêler le vrai du faux les médias ne peuvent être considérés neutres et il ne peut y avoir de vérités que partisanes. L'un des traits de l'autoritarisme est justement de démonter les institutions et de déconstruire l'état administratif comme Trump le fait aux USA depuis 2016. La norme n'a plus de valeur si le président lui-même la méprise. Dans les pays qui ont déjà succombé aux autocraties (comme la Russie, la Turquie, la Hongrie etc..) le déclin des institutions et des normes est à la fois cause et conséquence de l'autoritarisme. Trump et les autocrates tirent leur crédit du discrédit qu'ils jettent sur les institutions. Cette inversion explique la provocation et les conflits permanents, l'émergence continue et instrumentalisée de fausses nouvelles.

Au bout du compte, dans un univers multipolaire où la réalité se résume à un jeu à somme nulle, comment faire pour que la vérité compte à nouveau ? Sans normes partagées, se battre à la loyale et pour un idéal de neutralité revient à jouer aux échecs avec un pigeon: le pigeon va juste renverser toutes les pièces, chier sur le jeu et glousser comme s’il avait gagné. 

Alors, comment lutter pour que tout ne soit pas égal et donc sans valeur ? Il y a peu à attendre du côté d'une opinion échaudée depuis des années par l'industrie du doute des lobbies du tabac et des phytosanitaires. Côté institutions, l’État s'est souvent lui-même montré "le principal instigateur des inégalités" en produisant des normes et des lois essentiellement favorables à la classe dominante. Idem côté médias, où la concentration mondiale des entreprises médiatiques et leur dépendance aux grands acteurs économiques n'inspire nullement confiance. "La défiance envers les institutions participe d’un affaiblissement du cadre commun indispensable à la vie démocratique. Le risque est de faire émerger des contre-sociétés avec leurs propres institutions, leurs propres médias, leurs propres croyances… qui seront d’autant plus virulentes et violentes qu’elles estiment être des victimes systémiques et qu’elles cherchent de ce fait à s’autonomiser et à s’émanciper." David Cayla

Dans l'isolement systémique libéral actuel la vérité est ce qui paye, la vérité, est ce qui m'aide (et naturellement, Dieu, ou la Science, ou ma Conscience sont à mes côtés :). Même si comme disait Valery, "Ce qui est simple est toujours faux. Ce qui ne l'est pas est inutilisable.", ce qui est sûr, c'est que le simplisme est fédérateur, mais ne mène qu'à la connerie

Bref, en attendant la formalisation de l'objectivité contextuelle, la vérité est au fond du puits, Ubu est roi, et nous... on n'est pas sorti du bois !

Oz

* (J. Haidt et G. Lukianoff)

Mais comment ça peut être faux puisque c'est exactement ce que je pense ? 

La vérité sortant du puits
Pensées à la volée :
Bientôt, la vérité c'est ce que tu racontes, le réel c'est ce qu'on te dit.
Nous sommes des interprètes du réel.
La réalité est un possible.
Une contradiction n'est pas une micro-agression.
Le chacun pour soi est il la règle pour tous ?
Il ne suffit pas de dire vrai pour avoir raison.
Le réel est ce qui résiste. 
L'esprit est tout ce qui n'est pas réalisé.
La conscience est ce qui réalise.
Croire est une expérience.
Aimer, c'est faire exister

La réalité, c'est ce qui continue d'exister lorsqu'on a cessé d'y croire.
Philip K. Dick

https://larevuedesmedias.ina.fr/48-pays-pratiquent-le-trolling-commandite-par-letat

https://www.academia.edu/39186099/Is_Neoliberalism_Biting_Its_Own_Tail_From_the_Economics_of_Ignorance_to_Post_Truth_Politics

https://www.vox.com/policy-and-politics/2017/3/22/14762030/donald-trump-tribal-epistemology

https://www.curieux.live/2020/12/06/quelle-est-la-difference-entre-une-opinion-et-des-faits

https://www.meta-media.fr/2018/11/11/bientot-lere-post-news.html


https://emagicworkshop.blogspot.com/2018/03/la-haine.html

https://emagicworkshop.blogspot.com/2020/03/identites.html

Alternatives: https://soundcloud.com/radiocampus/podcast-elsa-dorlin-se-defendre-une-philosophie-de-la-violence-radio-grenouille

https://www.franceculture.fr/emissions/le-tour-du-monde-des-idees/la-igeneration-a-investi-les-universites-americaines

https://deep-news.media/2020/06/04/complotisme-officialisme/

A propos du 6 janvier 2021 au Capitole

https://www.lalibre.be/debats/opinions/du-mensonge-a-la-violence-la-victoire-de-trump-5ff8a70d9978e227df572db7

Les derniers jours de Trump : https://www.nytimes.com/fr/2021/01/13/magazine/trump-capitole-fascisme-racisme.html

La corrosion de la réalité : https://www.cairn.info/revue-societes-2001-1-page-113.htm

https://lopezpsychologue.fr/le-complotisme-comment-lesprit-subvertit-la-realite

https://edition.cnn.com/2021/01/16/politics/fact-check-dale-top-15-donald-trump-lies

https://www.meta-media.fr/2018/11/11/bientot-lere-post-news.html

Une réflexion générale:

https://www.franceculture.fr/cinema/matrix-si-tout-le-monde-saccorde-sur-la-perception-ou-est-la-faussete-de-la-perception