jeudi 24 septembre 2015

Les malades et les médecins. Antonin Artaud

Les Malades et les médecins
(Antonin Artaud )

La maladie est un état. La santé n’en est qu’un autre. Plus moche. Je veux dire plus lâche et plus mesquin. Pas de malade qui n’ait grandi. Pas de bien-portant qui n’ait un jour trahi, pour n’avoir jamais voulu être malade, comme tels médecins que j’ai subis.

J’ai été malade toute ma vie et je ne demande qu’à continuer car les états de privation de la vie m’ont toujours enseigné beaucoup mieux sur la pléthore de ma puissance que les crédences petit-bourgeoises de « LA BONNE SANTE SUFFIT ». Car mon être est beau mais affreux. Et il n’est beau que parce qu’il est affreux. Guérir une maladie est un crime. C’est écraser la tête d’un môme beaucoup moins chiche que la vie. Le laid sonne, le beau se perd.

Mais, malade, on n’est pas dopé d’opium, de cocaïne ou de morphine, il faut aimer l’affre térébrant des fièvres, la jaunisse et sa perfidie, beaucoup plus que toute euphorie.

Alors, la fièvre, la fièvre chaude de ma tête, car je suis en état de fièvre depuis cinquante ans que je suis en vie, me donnera mon opium, cet être, celui, tête chaude que je serai, O-pi-um de la tête aux pieds. Car la cocaïne est un or héroïque, un surhomme en or.

(Ta ta ta ri ta ta i te ra ta te i te e ta te ri)

Et l’opium est cette cave, cette momification de sang-cave, cette raclure de sperme en cave, cette désintégration d’un vieux trou, cette excrémation d’un vieux môme, cette excrémentation d’un môme, petit môme d’anus enfoui, dont le nom est merde, pipi, con-science des maladies. Et opium de père en fi, donc, qui va de père en fils, il faut qu’il te revienne la poudre quand tu auras bien souffert sans lit.

C’est ainsi que je considère que c’est à moi, sempiternel malade, à guérir tous les malades – nés médecins par insuffisance de maladie, et non à des médecins ignorants de mes états affreux de malade, de m’imposer leur insulinothérapie*, santé d’un monde d’avachis.


(Entretien radiophonique 1946)


Insulinothérapie* :on faisait une injection d’insuline au patient en début de matinée après lui avoir pris To, TA et pulsations et au bout d’un certain temps il rentrait dans le coma, où on le laissait 10 à 20 minutes, puis on lui administrait du sucre et il revenait à la vie.


Antonin Artaud est resté neuf ans dans différents asiles d'aliénés, et notamment à Rodez où en guise de thérapie il a subit des traitements à l' électrochoc, il dit être mort sous l' un d'eux. Il gardera le restant de sa vie une haine contre les médecins, et à travers eux, la société.
« Les asiles d’aliénés sont des réceptacles de magie noire, conscients et prémédités. Et ce n’est pas seulement que les médecins favorisent la magie, par leur thérapeutique qu’ils raffinent, c’est qu’ils en font. S’il n’y avait pas eu de médecins, il n’y aurait pas eu de malades : car c’est par les médecins, et non par les malades, que la société a commencé. Ceux qui vivent, vivent des morts, et il faut aussi que la mort vive. Il n’y a rien comme un asile d’aliénés pour couver doucement la mort, et tenir en couveuse les morts. Cela a commencé quatre mille ans avant Jésus-Christ, cette technique thérapeutique de la mort lente. Et la médecine moderne, complice en cela de la plus sinistre et crapuleuse magie, passe ses morts à l’électrochoc ou à l’insulinothérapie, afin de bien, chaque jour, vider ces haras d’hommes de leur moi, et de les présenter ainsi vides, ainsi fantastiquement disponibles et vides, à d’obscènes sollicitations anatomiques et atomiques… J’y suis passé et ne l’oublierai pas. » 

(Antonin Artaud)

Voir aussi dans ce blog :
 http://emagicworkshop.blogspot.fr/2012/08/sans-toi-ma-fievre-je-suis-bien.html
http://emagicworkshop.blogspot.fr/2015/09/la-sante-nietzsche.html

Et peut être aussi (même auteur, autre sujet)
https://youtu.be/C3lMGhWFo-A

samedi 19 septembre 2015

Seuls ensemble

Pour entrer en contact avec ceux qui sont loin nous avons d'abord envoyé des lettres puis des télégrammes  avant que le téléphone permette d'entendre les voix. Ces techniques étaient des substituts : elles étaient mieux que rien quand il était impossible de se voir en tête à tête. Mais nous avons très vite commencé à préférer parler au téléphone plutôt que de se voir. Dès les années 70, nous n'étions jamais très loin de nos téléphones, car l'arrivée des répondeurs téléphoniques nous invitait déjà à surveiller tous nos appels entrants. Les gens apprenaient à laisser le téléphone sonner et à "laisser le répondeur décrocher à leur place". 
A l'étape suivante de cette histoire, c'est la voix elle même qui disparut  des messages quand il devint plus rapide de communiquer par écrit. Les emails permettaient de mieux contrôler son temps et l'exposition de ses émotions. Mais même les mails n'étaient plus assez rapides. 
Avec l'arrivée de la connectivité mobile (les textos, les tweets) nous pouvons maintenant parler de nos vies presque aussi vite que nous les vivons et nous pouvons "traiter" les gens aussi vite qu'on le souhaiteL'écoute elle, ne peut que nous ralentir. Nous nous exprimons par salves de messages lapidaires, mais nous en envoyons énormément, souvent à plusieurs destinataires à la fois. Nous en recevons encore plus de réponses- et l'idée de communiquer autrement que par écrit finit par paraître épuisante. De plus, Par texto, par chat ou par email, on peut ne dire que ce que l'on veut dire et cacher le reste. On peut se présenter comme on veut "être vu". Nous rêvons de n'être jamais seuls et de toujours contrôler la situation.  En ligne, nous trouvons facilement "de la compagnie", mais l'exigence d'être en représentation permanente nous épuise. Nous aimons être toujours connectés, mais on nous accorde rarement une attention totale. Nous touchons un public quasi instantanément mais affadissons notre propos par le formatage bref ou l’utilisation d’abréviations, d'émoticônes. Nous faisons de nouvelles rencontres, mais elles nous paraissent instables, toujours susceptibles d'être mises sur "pause" si une meilleure occasion se présente.
Nous aimons penser qu'Internet nous "connait" mais nous payons ceci de notre vie privée et laissons derrière nous des traces numériques qui peuvent être exploitées politiquement et commercialement. Internet est un régime de surveillance qui n'oublie jamais rien. Cette idée est si intolérable qu'on fait comme si de rien n'était.

Le système est en train de se retourner contre nous. Comme aurait pu le dire Shakespeare, aujourd'hui "Ce qui nous nourrit nous consume". 

D'après "Seuls Ensemble". Sherry Turkle. Editions l'Echappée
Isaac Cordal. The office
'../... une pure accumulation de données finit par saturer et obnubiler, comme une espèce de pollution mentale. En même temps, les relations réelles avec les autres tendent à être substituées, avec tous les défis que cela implique, par un type de communication transitant par Internet. Cela permet de sélectionner ou d’éliminer les relations selon notre libre arbitre, et il naît ainsi un nouveau type d’émotions artificielles, qui ont plus à voir avec des dispositifs et des écrans qu’avec les personnes et la nature. Les moyens actuels nous permettent de communiquer et de partager des connaissances et des sentiments. Cependant, ils nous empêchent aussi parfois d’entrer en contact direct avec la détresse, l’inquiétude, la joie de l’autre et avec la complexité de son expérience personnelle. C’est pourquoi nous ne devrions pas nous étonner qu’avec l’offre écrasante de ces produits se développe une profonde et mélancolique insatisfaction dans les relations interpersonnelles, ou un isolement dommageable'.
Le Pape. Encyclique Laudato si'
Hyperconnectivité. Waldemar von Kazak
Zuckenberg et ses fans
Hillary Clinton et ses fans
Voir aussi sur ce blog : 
http://emagicworkshop.blogspot.fr/2013/12/facebook.html
http://emagicworkshop.blogspot.fr/2014/04/rezos-sociaux.html

Et aussi : http://culturainquieta.com/es/lifestyle/item/8685-25-ilustraciones-satiricas-sobre-nuestra-adiccion-a-la-tecnologia.html

samedi 12 septembre 2015

La santé (Nietzsche)

"En soi, il n'y a point de santé et toutes les tentatives pour donner un nom à cette chose ont misérablement avorté. Il importe de connaître ton but, ton horizon, tes forces, tes impulsions, tes erreurs et surtout l'idéal et les fantômes de ton âme pour déterminer ce que signifie la santé, même pour ton corps. Il existe donc d'innombrables santés du corps; et plus on permettra à l'individu particulier et incomparable de lever la tête, plus on désapprendra le dogme de "l'égalité des hommes", plus il faudra que nos médecins perdent la notion d'une santé normale, d'une diète normale, du cours normal de la maladie. Et, alors seulement, il sera peut-être temps de réfléchir à la santé et à la maladie de l'âme et de mettre la vertu particulière de chacun dans sa santé : la santé pourrait ressembler chez l'un au contraire de la santé chez l'autre. Finalement, la grande question demeure ouverte de savoir si nous pouvons nous passer de la maladie, même pour le développement de notre vertu et si notre soif de connaissance et de connaissance de soi, en particulier, n'a pas autant besoin de l’âme malade que de l'âme bien portante : en un mot, si la seule volonté de santé n'est pas un préjugé, une lâcheté, et peut être un reste de la barbarie la plus subtile, de l'esprit rétrograde le plus fin."

Friedrich Nietzsche. Le Gai Savoir. article 120.
Lire aussi dans ce blog : 

mercredi 9 septembre 2015

Black dog depression

Mattew Johnstone
Mattew Johnstone n'est ni psychologue, ni psychologue ni psychiatre, mais il connait la dépression , qu'il appelle son chien noir, depuis plus de 20 ans. Même s'il s'en est 'sorti' il sait qu'il doit en permanence gérer ce 'chien noir' qui le suit.


"Lors que nous souffrons, physiquement ou psychiquement, notre première idée est de se soustraire aux effets de la douleur. Nous essayons d'évacuer, de nier, d'oublier et nous faisons rarement face à ce qui nous torture. Pour Matthew Johnstone,  face à la dépression, accepter ce qui nous arrive est une attitude payante, car intégrer nos souffrances c'est leur accorder une place parmi les autres choses (positives) qui composent notre vie . Cette remise en place permet de continuer à vivre pour que ça aille mieux . Laisser venir le chien noir, c'est apprendre à le connaitre, savoir l'apprivoiser et le remettre à sa place. 
"Lorsque le chien noir vient vers moi, je ne gâche plus mon énergie à l'éloigner et à faire comme s'il n'était pas là. Je lâche prise sur certaines choses car je sais qu'il va s'éloigner et que je reprendrai le dessus, comme toujours. Il est très important d'apprendre à gérer sa dépression en faisant de l’exercice, en se reposant suffisamment et en mangeant correctement. Il n'y a pas de recette miracle qui convienne à tous, mais parler à son médecin, à sa famille ou même avec un groupe de parole est d'une aide précieuse. Comme un chien méchant, le chien noir doit être éduqué et dressé."

 Matthew Johnstone auteur/illustrateur qui a connu lui-même une grave dépression nous explique  dans la  vidéo ci dessous réalisée  à partir de ses illustrations comment gérer la dépression.  Il a utilise la métaphore du chien noir pour la représenter dans son livre « I had a black dog » d’où est extraite cette animation. 
Avertissement, ceci est un message de l'OMS et l'illustration musicale peut déprimer certains de nos auditeurs.
https://www.youtube.com/watch?v=XiCrniLQGYc




vendredi 4 septembre 2015

La pudeur

Howard Lefthand

La pudeur est un sentiment «normal», une réalité sociale : on n’arrive pas en maillot de bain à une soirée entre amis, on ne déambule pas nu dans la rue. La pudeur est liée au respect de soi, de son intimité. La honte, en revanche, relève de la dépréciation de soi, de la culpabilité, de la faute. Mais la frontière entre l’une et l’autre n’est pas toujours très claire


"Des travaux anglo-saxons considèrent la pudeur comme l’angoisse de la honte. Pour d’autres, la pudeur installe une démarcation entre le montrable et le non-montrable, le partageable et le non-partageable. Alors sans pudeur, il n’y aurait pas de honte.

Il n’est pas aisé de les distinguer l’une de l’autre. Honte et pudeur sont présentes toutes deux dans la relation : on n’est pas plus honteux seul que l’on n’est pudique seul. Elles mettent l’une et l’autre au premier plan la dimension sexuée du corps, saisi d’abord dans sa nudité. Toutes deux sont sous la dépendance du regard, mais le regard honnisseur juge, réduit le sujet au rang d’objet, de déchet, tandis que le regard de la pudeur assure un rôle de protection et de modulation du désir. La pudeur voile, la honte révèle une image mensongère que le sujet entend donner de lui. Mais toutes deux, à leur façon, protègent le narcissisme. Si elles participent à la construction du sujet et à la mise en place de l’altérité, notons cependant que la honte vient révéler une blessure ou une défaillance narcissique, tandis que la pudeur témoigne de la qualité de la relation d’objet, révélant l’existence d’un espace de discontinuité par rapport à l’autre, dont l’existence n’est pas évidente, lorsque c’est la honte qui se manifeste.

Ainsi, on peut dire que la honte et la pudeur sont toutes deux à l’interface entre le sujet et l’autre, l’une, la honte, côté narcissisme, relevant plus de la répression, l’autre, la pudeur, côté objectal, plutôt manifestation d’un refoulement partiel intermittent. Entre ces deux bornes, ou peut-être plutôt ces deux enveloppes, se spécifie l’espace de l’intime."