jeudi 22 juin 2023

Les expériences de l'invisible

Tanya Luhrmann
(née en 1959) est une anthropologue  américaine connue pour ses travaux de recherche sur les sorcières modernes, les chrétiens charismatiques et ses études sur la façon dont la culture façonne les expériences psychotiques, dissociatives et connexes. Dans son livre "Le feu de la présence" elle prend appui sur les observations qu'elle a recueillies auprès de chrétiens évangélistes, d'adeptes de la magie, de zoroastriens ou d'initiés pour montrer par quels moyens les pratiquants établissent avec les dieux et les esprits des relations affectives et sociales qui tangibilisent l'existence de créatures immatérielles. Son point de départ est que croire n'est pas simple mais exige pratique et entrainement. 

Le monde quotidien est une évidence qui existe avant tout le reste et personne ne se comporte comme si les dieux et les esprits avaient la même réalité que les objets du quotidien. Spontanément les humains situent les esprits, et le monde quotidien, dans des registres différents. En même temps, les humains sont capables de garder à l'esprit des personnes absentes ou d'établir des relations durables avec des êtres absents ou imaginaires. Par exemple nous pouvons établir des liens 'parasociaux' avec des personnages de roman parce que leurs créateurs les ont rendus si convaincants qu'ils suscitent en nous les mêmes réactions émotionnelles et cognitives que des personnes réelles. Tout en se gardant de tout jugement de valeur, Tanya Luhrmann  considère la relation avec un dieu ou un esprit comme une forme de relation parasociale. 

 Ce n'est pas que les dieux et les esprits soient imaginaires, mais les croyants doivent trouver un moyen de percevoir les êtres invisibles comme vivants. Les dieux et les esprits sont invisibles et immatériels. Ils ne sont pas accessibles aux sens de manière ordinaire. Pour que les humains ressentent la présence de ces êtres, ils doivent savoir comment regarder, comment écouter et comment vivre l'évènement. Ils doivent apprendre à connaître les esprits et savoir qu'ils répondent. Si l'on n'est pas réceptif, Dieu se retire. On ne le trouve pas.  Lorsque les dieux et les esprits deviennent des relations sociales dans l'existence humaine et  parmi les relations que nous entretenons avec notre environnement (au sens large), ces relations à l'invisible changent ce que nous sommes. Une personne croyante devient un corps qui ressent l'évidence de la présence de Dieu. C'est précisément en cela que diverge l'expérience fondamentale du monde d'un croyant et d'un non croyant. Tout se passe comme si ces phénomènes d'intense attention intérieure donnaient vie au monde de l'esprit, et que cette vie se diffusait dans le monde.

La croyance est une activité de l'esprit qui tient à l'attitude ontologique qu'on adopte à l'égard de l'imaginaire. La croyance est une idée, tandis que le sentiment de réalité s'apparente lui à une émotion, une sensation. Le sentiment existentiel de 'présence au monde' est une émotion et pas une croyance. Les moments d'épiphanie sont sensoriels, et s'imposent à nous comme des évidences. Croire est une expérience que prolonge une relation. Croire n'a rien à voir avec la notion de vrai ou de faux. A l'origine c'est un sentiment, une évidence que nous avons expérimentée à laquelle se rajoute l'ensemble des signes qui témoignent de la réalité de cette expérience. Notre conception de la réalité repose en partie sur un apprentissage, cet apprentissage implique des pratiques d'attention, et ces pratiques modifient nos expériences. L'évidence de l'émotion ressentie au cours du moment d'épiphanie est la fondation d'une croyance sincère et incarnée. La foi en la réalité d’êtres invisibles n’est jamais définitivement acquise. Tel un feu, elle a besoin d’une étincelle et de petit bois pour s’embraser, puis d’être constamment alimentée par différentes pratiques qui permettent de ressentir la réalité du divin ou des esprits. Pour maintenir un lien fort avec la réalité des êtres invisibles, le croyant doit interpréter le monde selon des pensées, des attentes et des souvenirs spécifiques.

Pour reformuler tout ça, l'existence des esprits dépend de la façon dont on les traite. Les relations que nous établissons avec l'immatériel façonnent notre réalité comme celle de ceux avec qui nous sommes en relation. Une personne croyante ne s'exerce pas seulement à rendre un dieu réel, elle devient un corps dans lequel cette évidence est ressentie d'une certaine façon, et probablement avec plus de facilité. C'est précisément à cet endroit que le croyant et le non croyant découvrent que leur expérience fondamentale du monde diverge. Sachant cela, nous pouvons nous autoriser à aller au-delà du monde visible pour admettre qu'il y a quelque-chose de plus que ce que chacun voit.

D'après "Le Feu de la présence" Aviver les expériences de l'invisible. Tanya Luhrmann . Vues de l'esprit. 2022.

Ceux qui rêvent éveillés ont conscience de mille choses qui échappent à ceux qui ne rêvent qu’endormis. Edgard Poe.

A lire dans ce blog, expériences personnelle de la présence d'entités immatérielles et réflexions à ce sujet : https://emagicworkshop.blogspot.com/2022/04/dimitrips-et-moi.html

Réflexions sur l'ontologie des expériences psychédéliques :


Qu'est ce que croire ? Croire est un acte, un pari, dont le paradigme est le pari de Pascal. Croire c'est ne pas être sûr. De la même façon que le vide permet le mouvement, croire ouvre un espace pour la pensée vivante. 

Une croyance est une opinion, une pensée, une conviction. La croyance pose une interdiction sur le doute. La croyance exige le respect et l'obéissance.

https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2013-2-page-105.htm