Le Double est le dernier ouvrage de Naomi Klein, paru en France chez Actes Sud en 2024. Naomi Klein, auteur et activiste canadienne est surtout connue pour sa théorie de la Stratégie du Choc selon laquelle les penseurs du capitalismes profiteraient de désastres tels le cyclone Katrina pour imposer des dérégulations ou des privatisations d'inspiration ultralibérale qui leur soient favorables.
A l'occasion du confinement COVID, Naomi Klein s'est aperçue que sur les réseaux sociaux, elle est couramment confondue avec Naomi Wolf (son Double) une autre Naomi, ancienne star du féminisme US devenue, pendant la pandémie une figure de la droite complotiste. Le Double est donc une enquête foisonnante et fouillée sur ces doubles qui accompagnent les individus et les idées dans le monde connecté et leurs conséquences sur le confusionnisme populiste ambiant qui se caractérise par la désagrégation des repères politiques antérieurement stabilisés autour du clivage gauche-droite.
Doubles Numériques. Le moi numérique que nous créons sur les réseaux sociaux nous a transformé, qu'on le veuille ou non, en marques virtuelles et nous entretenons cette 'image de marque' dans nos échanges numériques. Cette 'marchandisation' du moi requiert un dédoublement intérieur intrinsèquement aliénant. Dans l'espace des réseaux sociaux, notre marque personnelle est sujette à dilution et nos idées font l'objet de détournements. Naomi Klein en a fait l'expérience suite à la parution de 'No Logo' (ouvrage sur la tyrannie des marques paru en 2000). En communiquant ses idées hostiles au marketing personnel, la militante du marketing anti marque réalise qu'elle était elle même devenue une marque avec son look anti marque (pantalon noir, tee-shirt noir, veste noire) et son logo 'NO LOGO' estampillé sur ses bouteilles d'eau. Au final les réseaux font de nous un personnage qui n'est pas ce que nous voulons être, mais qui est ce que les autres perçoivent. De plus l’IA brouille les frontières entre l’humain et la machine, entre le fait et le fake. Et tout ceci sans compter la possibilité bien réelle de voir nos comptes sur les média sociaux piratés par quelque hacker qui puisse inonder sous notre nom nos amis et collègues de contenus terrifiants ! En conclusion, nos doubles accompagnent notre existence et nous devons apprendre à vivre avec eux, car tout processus de réflexion est un dialogue entre moi et moi. Autrement dit, nous ne devrions pas avoir peur d'entendre plusieurs voix dans nos têtes, mais plutôt de redouter leur absence. Malheureusement, il en est de même des idées et des concepts, qui sont de plus en plus souvent dénaturés par des théories conspirationnistes délirantes qui leur font perdre leur buts et leurs objectifs. Tout s'embrouille alors et vire à l'absurde devenant "trop ridicule pour être pris au sérieux et trop sérieux pour être tourné en ridicule". C'est par exemple le cas de l'obligation vaccinale COVID que Naomi Wolf (le double de Naomi Klein) considérait comme une violation de l'intégrité physique du corps des femmes et quand elle mettait sur un même plan les certificats de vaccination COVID et les étoiles jaunes que les juifs étaient obligés de porter sous le troisième Reich.
"Le monde miroir (sous titre du livre) est un monde qui ressemble étrangement au notre, mais où tout est visiblement déformé" (p150). L'usage des réseaux sociaux nous a habitué à "masquer" les auteurs des publications que nous trouvons inutiles ou dérangeantes. Pourtant une personne, une idée ne disparaît pas simplement car nous la masquons et ne la voyons plus. Ces personnes, ces idées se retrouvent dans ce qui est pour nous 'un monde miroir' qui nous donne l'impression (quand nous le regardons) que des millions de gens ont perdu le contact avec la réalité et s'abandonnent aux représentations imaginaires. "Malheureusement, c'est précisément ce qu'ils voient eux-mêmes quand ils nous observent".../... "Le fait est que , de part et d'autre du verre réfléchissant, les désaccords ne portent pas sur des interprétations différentes de la réalité, mais sur la question de savoir qui est dans la réalité et qui est dans une imitation de la réalité". (p151). Nourrie des silences et des échecs des démocraties qui ont gouverné pendant des décennies, la droite activiste multiplie sur les plateformes complotistes (X/Gettr; YouTube/Rumble; Instagram/Parler) les surfaces réfléchissantes du monde miroir en utilisant une technique bien rôdée: Faire miroir pour exposer les autres à ses propres vices, détourner l'attention en accusant l'adversaire de ses propres torts. Les causes classiquement défendues par la gauche se retrouvent donc usurpées et remplacées par leurs doubles distordus dans le monde miroir. De plus les plateformes numériques amplifient les récits sensationnalistes et divisent les opinions en exploitant la polarisation émotionnelle. Le monde miroir peut se définir comme cette double 'réalité' qui affecte notre capacité à comprendre et à agir. Reste à s'en protéger en construisant des récits ancrés dans des vérités démontrables et partagées.
Un autre concept est développé dans le livre: celui des Terres d'ombre. Les Terres d'ombre sont une métaphore des zones obscures de notre monde contemporain où les certitudes vacillent et où prospèrent des forces ambigües nourries de doubles sens et d'ambiguïtés. Comme dans le film 'zone of interest' les Terres d'ombre désignent des zones d'exploitation invisibilisées souvent héritées de systèmes oppressifs comme le colonialisme et l'esclavagisme. Naomi Klein met en lumière ces espaces occultés qui bien qu'essentiels au fonctionnement du capitalisme globalisé, restent délibérément dissimulées à nos yeux de citoyens des pays favorisés. Les 'Terres d'ombre' incluent; par exemple, les chaînes d'approvisionnement mondialisées où les conditions de travail sont souvent inhumaines, les mines exploitées dans des contextes post-coloniaux qui perpétuent les inégalités sociales et détruisent les milieux naturels. Ces zones ne sont pas seulement des lieux géographiques, mais aussi des dimensions psychologiques et culturelles sur lesquelles la société choisit de détourner le regard pour ne pas se confronter aux réalités dérangeantes de la violence systémique et de l'exploitation. Dans le monde miroir ces systèmes de destruction et de domination sont présentés comme des moteurs de développement et de progrès tandis que les responsabilités des acteurs les plus puissants sont effacées. La dissimulation des véritables sources d'injustices systémiques permet au complotisme populiste de proposer des explications simplistes et de désigner des boucs émissaires au lieu de s'attaquer aux causes profondes. Doubles numériques des personnes, des concepts et Terres d'ombre sont liées par une logique commune de dissimulation de déformation des représentations et de maintien du statu quo du système existant.
Comme le dit elle même Naomi Klein “Ce qui m’est arrivé avec l’autre Naomi, est arrivé plus largement à la gauche ; dans maints domaines, les causes que nous défendions sont désormais dormantes et ont été usurpées, remplacées par des doubles distordus dans le Monde miroir.” Les nations, les cultures, les partis ont aussi leurs doubles, sombres et vertigineux.
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