dimanche 29 avril 2018

Spinoza

Baruch (Benoît) d'Espinoza (1632-1677) est un philosophe rationaliste qui écrivait et polissait des lentilles optiques à Amsterdam au cours du siècle d'or hollandais. 
En utilisant le modèle du savoir mathématique, Spinoza s’efforce d’exprimer, dans l’Éthique (son traité pratique, et posthume, de ce qui est), de manière objective, l’essence fondamentale de toutes choses. En plein XVIIème siècle, Spinoza, rejette toute transcendance divine, identifie Dieu et la Nature, allant jusqu'à poser que 'La volonté de Dieu est l'asile de l'ignorance'.

Spinoza nous dit que l'homme qui fait Dieu  à son image se trompe. Il critique le principe de toute attitude religieuse.  Cette critique de la religion a des implications politiques essentielles puisque les croyances religieuses justifient l'édification de tout un système de pouvoir, celui des prêtres et des pouvoirs despotiques fondé sur la crainte et l'espérance. 
Pour Spinoza, le libre arbitre (possibilité dans une situation donnée de réagir de plusieurs manières différentes) est l'illusion de la liberté et c'est le désir qui constitue notre essence même car il exprime notre nature. Les passions sont considérées comme des images déformées du réel; des désirs qui s'appuient sur un défaut de lucidité, . 
Pour l'homme, la sagesse consiste à se libérer de ses illusions et d’accepter sa place dans la Nature. Être vertueux c'est augmenter sa puissance d'agir. L'homme libre est celui qui peut agir. Pour Spinoza, la puissance est une force productive et non une autorité dominatrice. La Liberté n'est pas le décret arbitraire d'une volonté mais le déploiement d'une nécessité.
La perfection n'est pas la conformité à un modèle idéal, mais la réalité de l'être. Ainsi, le vertueux est celui qui découvre le dynamisme qui l’anime, ce qui lui permet de d'être libre et être soi, c'est à dire être et exister [conatus] . Pour Spinoza, liberté, être et perfection sont synonymes. 
Faute de norme transcendante,  le désir par lui même n'est ni bien ni mal, ni bon, ni mauvais. Le désir ne vise rien d'autre qu'à l'épanouissement le plus complet possible de la puissance d'agir. Le souci de l'autre n'est aucunement pour Spinoza un impératif a priori, mais il est une exigence a posteriori de mon désir. Ainsi, le méchant est un ignorant frustré par la tristesse de ses désirs et l'égoïste ne peut être heureux car il n'aime que lui, alors qu' il va mourir.

Oz

"Spinoza nous sauve du à la fois du fanatisme (pour lequel les valeurs sont autant de commandements divins qu'il faut imposer à tous) et du nihilisme (pour lequel rien ne vaut)."(A. Comte-Sponville). 

"Alors, un petit Juif, au long nez, au teint blême,
Pauvre, mais satisfait, pensif et retiré,
Esprit subtil et creux, moins lu que célébré,
Caché sous le manteau de Descartes, son maître,
Marchant à pas comptés s’approcha du Grand Être:
"Pardonnez-moi, dit-il en lui parlant tout bas,
Mais je pense entre nous que vous n’existez pas."
Voltaire 


Extrait de l'Ethique, partie1, appendice (1675).

"Ainsi les hommes jugent ils nécessairement de la nature des choses d'après la leur propre. En outre, comme ils trouvent en eux-même et hors d'eux un grand nombre de moyens contribuant grandement à obtenir ce qui est utile (par exemple des yeux pour voir, des dents pour mâcher,des végétaux et des animaux pour se nourrir, etc... ) ils en viennent à considérer toutes les choses existant dans la nature comme des moyens à leur usage. Et puisque ces moyens, ils savent qu'ils les ont trouvés sans les avoir disposés eux-mêmes, ils ont tiré de là un motif de croire qu'il existait quelqu'un d'autre qui avait prévu ces moyens pour qu'ils en fissent usage. En effet, une fois qu'ils eurent considéré les choses comme des moyens, il ne leur fut plus possible de croire qu'elles s'étaient faites d'elles-mêmes; mais jugeant selon les moyens qu'ils avaient l'habitude de mettre en œuvre pour eux-mêmes, ils durent conclure qu'il existait un ou plusieurs gouverneurs de la nature, doués d'une liberté humaine, qui avaient tout prévu et fait toutes choses pour leur usage. De plus, n'ayant jamais reçu au sujet de ces êtres aucune information, ils durent aussi en juger d'après la leur propre, et ainsi crurent-ils que les Dieux dirigent toutes choses pour l'usage des hommes afin de se les attacher et d'en être vénérés. C'est ainsi que chacun inventa, à partir de sa constitution propre, diverses manières de rendre culte à Dieu afin d'en être aimé plus que les autres, et afin qu'il dirigeât la Nature entière au profit de son désir aveugle et de son insatiable avidité. Et c'est ainsi que ce préjugé, se tournant en superstition s'enracina profondément dans les esprits ; ce qui poussa chacun à consacrer tous ses efforts à comprendre et à expliquer les causes finales de toutes les choses".


L'atelier de Spinoza avec machine à polir les lentilles.

mercredi 28 mars 2018

la haine

Affiche "Oui à la guerre". Cobie Cobz
Je suis toujours surpris de voir un nombre croissant d'indignations, de pétitions, ainsi que le succès grandissant des sujets polémiques qui circulent sur Facebook et dans les soit-disant 'actualités' de l'espace public que nous adressent les sites web. 
Voici quelques exemples de sujets qui divisent, qui clivent  ces temps-ci: la corrida toujours, mais aussi le retour de Bertrand Cantat sur scène, une photo de Caroline de Haas, le nom de Michel Onfray etc.

L'animosité, la haine sont des passions tristes, des pulsions de mort, qui marchent bien ces temps-ci, en particulier sur les réseaux sociaux . Sans doute parce-qu'elles sont plus fédératrices que l'entente ou le consensus. Il est évidemment plus facile de se mettre d'accord sur ce que l'on ne veut pas que sur ce que l'on aime. Avis aux putes à clic et aux chaudasses du like qui lisent cet article, c'est avec les pire brûlots que l'on fait le plus gros buzz !.
Pour illustration, trois titres qui apparaissent aujourd'hui spontanément sur mon écran pour m'inciter à cliquer :"Yann Moix Dézingue Joseph Dicker !", "Thierry Ardisson insulte Stéphane Guillon !", "Clash avec Yann Barthès !" ...

On peut bien sûr invoquer des causes, des postures 'politiques'
Ainsi, à un certain point de détresse, on renonce facilement à la liberté et on attend que l'on nous dise quoi faire, quoi être, quoi dire. Hurler avec les loups a toujours été un principe de base du fascisme. La haine sert alors d'exutoire, d'identité et de lien à des suiveurs manipulés (cf les 2mn de la haine et la semaine de la haine dans le '1984' de George Orwell). 
A l'autre extrémité du spectre, si la culture est une forme de consensus, il existe aussi une tentation à transgresser cette forme de consensus, une séduction à aller au delà du langage pour dire ce qui ne s'exprime pas. La déconstruction titille le consensus, et ouvre naturellement des voies aux polémiques et aux réactions pulsionnelles car il faut bien reconnaître que celui qui n'offense jamais personne est toujours un peu fade.
Troisième facteur dans l'air du temps, la politique des identités qui place au premier plan nos appartenances, en en sélectionnant certaines : on nous classe en blancs ou noirs, homosexuels ou hétérosexuels. Ignorant notamment les situations intermédiaires… Chacun assénant d’entrée de jeu cette identité, la discussion ne saurait monter en généralité. Du reste, on ne cherche plus à persuader les autres : l’altérité radicale dont on est soi-même porteur est censée structurer une vision du monde qui interdit tout dialogue d’égal à égal. Dans cette logique, la politique est réduite à une lutte entre des communautés pour l’attribution préférentielle des ressources. (d'après joshua Mitchell).


Ce qui est nouveau, c'est que la polémique, l'indignation, et même parfois l'insulte ou la menace ont de plus en plus largement droit de cité dans l'expression écrite. L'existence de choses que l'on aime pas, la réalité de l'aversion, n'est pas un scoop, mais ce qui a changé c'est qu'il est devenu possible de se regrouper 'numériquement' pour exprimer son opposition à une échelle planétaire, tout en restant protégé par une identité numérique.
Le fait que la haine soit devenue plus "accessible" ou "démocratique" ne suffit pas à expliquer le succès actuel de la haine.  Pourquoi tant de haine ? sûrement, parce-qu'il y a une jouissance dans la haine. En premier lieu la jouissance par l'audience que procure la haine, et la notoriété qui est tout bénéfice pour l'ego.
D'autre part, il faut bien admettre que la haine se propage généralement plus vite que l'amour. La construction d'une relation pacifique demande des années de confiance alors qu'une déclaration de guerre peut se faire en un clic. Or, nous vivons dans une société de l'urgence qui favorise la vitesse, la pulsion et la surréaction. Comme 'statistiquement' il est plus facile, plus rapide, de rompre que de lier, il existe un excédent naturel des situations de conflit que vient magnifier et aggraver l'exigence de réaction dans l'instant.  

De plus l'audience publique des échanges numériques augmente cette "pulsionalité"  d'une volonté forte de sauver la face, attitude qui à son tour rigidifie les protagonistes dans leurs identités.  Car l'ensemble de notre société narcissique pousse à "l'identité" mais une identité calibrée, faite d'un avatar sélectionné dans une société d'images où il n'y a plus de ressources possible en soi-même. Sauver la face revient alors à maintenir la conformité à l'image de notre avatar. Mais cette exigence de cohérence n'est possible qu'en tuant une partie de nous-même : celle de nos propres contradictions que nous ne pouvons supporter. La lutte pour notre 'identité' génère alors une haine de soi que seule peut soulager la haine des autres. Aussi, je reste toujours méfiant devant les injonctions telles que  "Ne lâche rien !", "Bats-toi ! qu'on nous assène comme des mantras sans avoir à revenir sur soi même.

Comme le dit avec humour le slogan du chien à deux queues (parti politique parodique hongrois), "Sache que ta haine t'aime" 


Alors ouste ! allez en paix !

Ozias
crédit : BRKN/WRLD

A lire: Hélène L'Heuillet  "Tu haïras ton prochain comme toi même" https://soundcloud.com/radiocampus/podcast-pourquoi-tant-de-haine-rc-paris

http://www.liberation.fr/debats/2018/04/11/le-but-c-est-de-provoquer-la-mort-sociale_1642717

https://www.madmoizelle.com/cancel-culture-definition-1037892

A lire aussi sur ce blog : 
à propos du narcissisme de notre société
https://emagicworkshop.blogspot.fr/2014/10/narcissisme-de-masse-1.html
à propos des réseaux sociaux 
https://emagicworkshop.blogspot.fr/2015/09/seuls-ensemble.html

Pas plus tard que ce matin, un exemple de dérapage gratuit et savoureux, dont Facebook a le secret :


jeudi 8 mars 2018

la connaissance par les gouffres


La connaissance par les gouffres est un livre de Henri Michaux (Poète) paru en 1961. L'auteur y explique que, en fin de carrière (de 55 à 60 ans),  "il a expérimenté la plupart des démolisseurs de l'esprit et de la personne que sont les drogues hallucinogènes, l'acide lysergique, la psilocybine, une vingtaine de fois la mescaline, le haschich quelques dizaines de fois, seul ou en mélange, à des doses variées, non seulement pour en jouir, surtout pour les surprendre, pour surprendre des mystères ailleurs cachés". (Sic p179)

Le bouquin est une suite de trip reports, écrits en bon style distancié certes, mais qui au final ne livre pas grand chose de nouveau. Dans son essai Michaux précise rarement dans quelles conditions il fait son expérience. Est il seul ? avec des amis ? sont ils là en observateurs, en consommateurs ? Ni le set (son état d'esprit) , ni le setting (son environnement) sont clairement décrits. On note qu'en cas de 'bad trip' il téléphone à un ami, qui téléphone à un médecin (Misérable Miracle).
Michaux est un psychonaute prudent (ce qui avec les drogues est une qualité) qui voyage toujours avec une double casquette : celle du trippeur et celle du contrôleur.  Il souhaite découvrir une autre conscience, mais sans jamais perdre la sienne, celle de l'observateur.
Il explique à longueur de page ses luttes avec les effets des drogues, ses difficultés avec l'écriture lorsqu'il est intoxiqué, et finalement son refus de lâcher prise. Il circonscrit l'usage des hallucinogènes à l'expérimentation d'états mentaux qu'il assimile à la psychose. Comme disait Cioran à propos de son ami poète, c'est "Un ermite qui connait l'heure des trains" .
Finalement  à la lecture des récits Michaux on a presque du mal à différencier les effets du Cannabis de ceux de la Psilocybine, ce qui n'inspire guère confiance. Pour ce qui concerne la mescaline, je n'ai eu qu'une expérience, mais ne demande qu'à me perfectionner.

Quelques notes intéressantes quand même, comme ici à propos du haschich :

A propos des visions géométriques (p23) :
" Dans le chanvre je voyais plutôt des formes élancées .../...Formes fluettes, inimaginablement effilées. Une multiple verticalité grêle, à la base étriquée. Ce n'est pas l'Orient qui donnait ces formes, si exagérément minces, effilées. C'étaient ces formes amincies qu'avaient vues et tenté de copier les architectes orientaux, persans et arabes. Le chanvre a fait "les minarets", en a montré la direction à des gens qui l'ont suivie qu'à moitié ou plutôt au dixième."
En illustration, le plafond de la mosquée de Samarcande, qui pourrait bien être inspiré de visions cannabiques.

A propos du rire (p25) :
" Rire. Commun à tous les hallucinogènes. Les rires interminables que provoque le chanvre sont célèbres et facilement reconnaissables. Le rire fait abandonner des positions de trop de contraintes. Dans le haschich, le rire vient après une sorte de sinuosité, extrêmement déliée, qui est à la fois comme une onde, comme un chatouillement et comme un frisson et comme les marches d'un escalier très raide. Desserrages brusques. Le comique vient ensuite. Il ne tarde pas. L'imagination, tout l’intéresse. Tout la pique, aussitôt amusée à broder, fabuler, placer et déplacer. L'une entraînant l'autre, ce sont alors des rires interminables, des cascades de relâchement qui ne relâchent rien du tout, et le rire, toujours en course, après un instant de halte pour retrouver le souffle, reprend, impossible à assouvir. Rire sur courroies d'entraînement. Rire sans sujets de rire. Des sujets on en trouve au début. Ensuite l'imagination se lasse mais le rire court toujours.
[Le rire] exprime particulièrement la prodigieuse absurdité de tout, à la fois métaphysiquement et (par le chatouillis) très physiquement ressentie "

A propos de la psilocybine (p64-66):
Moins forte que la mescaline ou que l'acide lysergique, la psilocybine est étonnante par les transformations intérieures. On peut après cela songer sans divagation aux pilules à moraliser, peut être aux pilules à mathématiques..../... 
Une drogue, plutôt qu'une chose, c'est quelqu'un. Le problème est donc la cohabitation..../... Questionné sur le champignon [la psilo] ,, un indien du Mexique disait d'une phrase : "Il conduit là où est Dieu"". Il acceptait l’entraînement, il retournait volontairement avec élan et soumission à l'adoration suivant la religion de ses pères. Pour moi, la religion de mon adolescence n'étant plus dans mon horizon actuel [l'auteur n'est plus croyant], j'étais gêné comme d'une piété d'autrefois , je faisais le sourd, je contrecarrais ce mouvement et le mettais incessamment en échec..../...Le plus grand prodige me paraissait d'être conduit par un champignon, et qu'un champignon voulût ma bonne conduite et me voulût bien pensant.
.../...Il faut savoir établir de bonnes relation avec une drogue nouvelle venue. Je ne suis pas assez liant. Rencontre assez ratée."

A propos de la folie, et des 'situations gouffres' (p180):
" Il [Henri Michaux] sait maintenant, en ayant été la proie et l'observateur [des situations gouffres dues à la drogue], qu'il existe un fonctionnement mental autre, tout différent de l'habituel, mais fonctionnement tout de même. Il voit que la folie est un équilibre, une prodigieuse, prodigieusement difficile tentative pour s'allier à un état disloquant, désespérant, continuellement désastreux, avec lequel il faut, il faut bien que l'aliéné fasse ménage, affreux et innommable ménage."

Michaux Henri, poète et psychonaute  "Un ermite qui connait l'heure des trains"

 Un lien pertinent sur les report-trips de Michaux :
 http://www.arllfb.be/ebibliotheque/communications/emmanuel120507.pdf


Articles connexes dans ce blog :
https://emagicworkshop.blogspot.fr/2015/10/psychonautisme.html
https://emagicworkshop.blogspot.fr/2017/01/dxm.html
https://emagicworkshop.blogspot.fr/2017/05/lsa-mystique.html

vendredi 16 février 2018

spiritualité athée

Mandala, par Jyco
Ni dieu ni maître, une spiritualité pourtant. Est-ce possible ?

Voici donc, (ci-dessus), la question que je me suis posée suite aux réactions d'amis avec qui je partageais des posts décrivant des expériences 'non rationnelles' et pouvant être qualifiées de 'mystiques' faites avec la prise de LSA,  la technique du rebirth
ou plus récemment avec la prise de DMT .
Avec la plupart de mes amis, qui sont athées, ou rationalistes, ou matérialistes, il n'est pas facile d'aborder la question de la spiritualité sans être soupçonné d'admettre que 'quelque chose nous dépasse' qui laisse présager l'existence de quelque Dieu ou de quelque forme de transcendance. Et pourtant, on peut avoir fait l' expérience de la spiritualité sans se croire pour autant prophète qui transmet une parole sacrée.  Nietzsche  lui même disait : "Je suis mystique et je ne crois en rien".

En réalité, je suis agnostique, je crains toutes les religions qui, en vertu de dogmes différents, ont toutes su massacrer mais qui visiblement n'ont jamais changé profondément ni les comportements humains ni la nature humaine. En effet, au final, comment prétendre qu'un bouddhiste serait meilleur homme qu'un musulman ou un chrétien...?. 
Je suis également opposé à toute forme de transcendance athée que celle ci soit technocratique (comme le transhumanisme) ou romantique (comme le mythe du bon sauvage, ou de la loi de la jungle, ou du retour à la terre  etc..).

Même si j'ai pu faire, comme beaucoup d'autres, l'expérience de la spiritualité  cela ne m'a jamais paru prouver l'existence d'une forme de transcendance devant laquelle se prosterner ou se soumettre.
J'avais pourtant du mal à concilier expérience mystique, agnosticisme et réflexion politique, et surtout à trouver comment en parler, mais dernièrement la lecture de "L'esprit de l'athéisme" de André Comte-Sponville m'a rassuré sur le fait que les athées ne sont pas condamnés à vivre sans spiritualité. 
Extraits du chapitre 3 : "Quelle spiritualité pour les athées" ?

André Comte-Sponville part du fait que : " Que nous croyions en dieu au surnaturel ou au sacré  ou pas,  nous serons confrontés à l'immensité donc à l'infini, à l'éternité, à l'absolu et à nous même".(p147) - à l'expérience du sentiment océanique-. Pour lui, "Que tout esprit soit corporel, ne constitue pas une raison pour cesser de s'en servir , ni pour le vouer exclusivement à lire des cartes routières ou passer des commandes sur Internet."(p150).  
Historiquement, "Comme la spiritualité socialement observable en occident fut pendant des siècles celle du christianisme , on a fini par croire que "spiritualité et "religion" sont synonymes" (p151).  
 Quoi de plus ennuyeux, de plus limité, de plus vain que le moi ? Le réel est plus intéressant, plus vaste, plus varié. La spiritualité est le contraire de l'introspection. c'est une blessure narcissique qui agrandit l'âme (p158). Le silence éternel de ces espaces infinis m'apaise (p161).
Quant au mysticisme, "Il y a assurément de l'indicible, et quand il se montre, c'est le mystique" d'après Wittgenstein. Dans les faits, l'expérience mystique atteint l'unité avec le réel que vise la spiritualité.
Même si la réalité et la perfection sont une même chose, qu'il n'y a ni bien ni mal, cela n'empêche pas de se construire une éthique (p189). C'est parce que l'univers ne propose aucune politique (puisqu'il les contient toutes), que nous sommes tenus, nous d'en choisir une. Cela ne relève pas d'une expérience mystique, car la mystique n'est pas tout. Ne comptons donc pas sur l'absolu pour combattre l'injustice à notre place. Mais pas davantage sur la politique pour tenir lieu de spiritualité. ((p192)

"La vérité n'obéit à personne. C'est en quoi elle est libre et libératrice. Et comme il n'y a rien d'autre que la vérité, elle ne commande pas. Nous voilà sans dieu ni maître." (p197)
...OUF !

Ozias

André Comte-Sponville. L'esprit de l'athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu.  
Albin Michel 2006

Épilogue (Alfred de Vigny) :

À voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse.
Seul le silence est grand; tout le reste est faiblesse

mercredi 24 janvier 2018

Le partage du sensible


Dans un repère orthonormé X²+Y²=1 est l'équation du cercle de centre O et de rayon 1.
Toutes les propriétés du cercle découlent de cette formule qui synthétise totalement un cercle. La figure du rond, le compas sont pourtant incontournable pour savoir ce qu'est un cercle, pour en parler, et le penser. L'équation est un savoir abstrait, le cercle est une expérience
  La formule appartient au matheux et il y tient, jalousement mais même si l'équation est tout à la fois, le cercle sera toujours à tous.

De même, la dérivée dérivée d'une fonction se définit, selon Newton (très poétiquement) comme "l’extrême raison des quantités évanouissantes", ce qui s'écrit :

Je pense qu'une bonne illustration de la dérivée est celle d'un compteur de vitesse d' un véhicule qui en affichant une vitesse (km/h) calcule automatiquement la dérivée de la fonction distance (km) parcourue par rapport au temps (h) en un point donné du parcours. 

Comme vous voyez, j'ai toujours recherché les représentations des objets mathématiques et j'ai senti que les représentations graphiques, ou les analogies sont jugées triviales, limitées et donc inutiles par la plupart des enseignants de math que j'ai rencontrés.
Cette attitude me parait symptomatique de la méfiance qui existe vis à vis de toute expérience vécue, qui forcément met en jeu nos perceptions. Comme si le ciel des idées n'aimait pas être troublé par les perceptions de notre corps et tendait à rester le 'domaine' des initiés-diplômés.

Récemment  j'ai découvert les travaux de Philippe Hert, anthropologue, qui travaille sur la question de la prise en compte du corps sensible dans le champ des sciences sociales. En ce qui concerne la sociologie ou l'anthropologie, les sentiments, les affects et les valeurs du chercheur doivent, classiquement, interférer le moins possible dans un souci "d'objectivité" et donc de stabilité du savoir. Le risque encouru est alors que la raison devienne un savoir qui n'a plus de corps.

Philippe Hert montre que l'immersion et l'imprégnation dans le milieu d'étude apportent une vision 'incarnée' et affective qui lui permet, par exemple, de saisir la violence intrinsèque d'une situation telle que celle d'une campagne de vaccination humanitaire engagée auprès d'une tribu bolivienne isolée qui refuse le contact avec notre civilisation.
En partageant des expériences le corps prend conscience d'un savoir autre, c'est à dire d'autres formes de savoir.
Pour faire sens, le savoir doit être l'objet d'une validation réciproque qui n'est possible qu'en intégrant et en partageant l' expérience sensible du chercheur avec celle des 'êtres parlants' qu'il cherche à comprendre car le sensible exprime ce qui existe en commun.  De plus, et encore mieux, les objets culturels se chargent de sens en circulant. 
Ainsi, la prise en compte du sensible conduit à poser un principe d'égalité dans la rencontre avec autrui, c'est à dire à instaurer le principe d'égalité entre les êtres parlants.
La dimension politique de la connaissance et des représentations est ici mise à cru et le savoir de terrain réhabilité.

Ozias

Philippe Hert est anthropologue: Ses dernières publications portent sur le rapport au corps dans la recherche scientifique.
http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/6928#tocto1n4

Un bouquet d'articles sur l'apprentissage social du sensible

Article connexe dans ce blog
https://emagicworkshop.blogspot.fr/2017/08/les-mots-la-mort-les-sorts.html

Densité de probabilité d'un électron au passage des fentes de Young


Modélisation mathématique et application, le cas de l'AFC : http://www.foad-mooc.auf.org/IMG/pdf/M05-3.pdf




samedi 6 janvier 2018

Epiphanies

Ernest Pignon Ernest. Extase
L'Epiphanie est la fête de janvier où on mange la galette, mais c'est aussi un nom commun qui signifie révélation.On apprend ainsi, dans wikipedia, l'épiphanie (du grec ancien ἐπιφάνεια, epiphaneia, « manifestation, apparition soudaine ») désigne la compréhension soudaine de l'essence ou de la signification de quelque chose.

Que ce soit le mémorial de Pascal (mystique), le "syndrome de Stendhal" (entre syncope et béatitude), "L'ardeur émerveillée" d'André Hardellet, ou "Le moment épiphanique" de Joyce, les textes témoignant du sentiment d'épiphanie ne manquent pas dans notre littérature. À côté du désenchantement, et de la nostalgie du Sacré qui ont irrigué la littérature romantique, à côté de la mélancolie et du soupçon qui ont caractérisé le XXème siècle, de nombreuses œuvres expriment le sens profane du miracle, le don de la surprise ou la révélation de l’épiphanie. 


Malgré toutes ces descriptions, loin d’être « source de compréhension, […] l’épiphanie appartient d’emblée à l’obscurité, à l’opacité d’une expérience où, depuis toujours, l’être même des choses est inaccessible » (Ginette MICHAUD).
Quand il est question d'emerveillement, il serait aussi impertinent de postuler l'existence d'éléments ou d'événements substantiellement merveilleux que de donner une définition essentialiste de cette expérience, qui suppose la précédence d'un rapport entre un sujet et un objet.
Il est par contre essentiel de transmuer cette surprise en l'énergie d'un questionnement qui accepte de ne pas se clore par une réponse de l'ordre du savoir.
C’est bien parce que l’esprit s’avère capable d’un questionnement de ce qui échappe qu’il ouvre un infini au sein de chaque instant présent. Et ceci n’est pas à rejeter sous le nom d’inaccessible métaphysique; c’est simplement le souffle qui nous anime si, comme le disait Hermann Hesse,  nous avons le souci de nous sentir vivre, .

Blaise Pascal. Pensées.

La nuit du 23 novembre 1654, Pascal fait l’expérience d’une illumination mystique. Il est ébloui par une sorte de feu sans flamme, comme celui que Jean de la Croix a décrit. Il consigne le récit de cette nuit-là sur deux petits feuillets qu’il conserve, cousus dans la doublure de son pourpoint.

" Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le cœur. C’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a point de part essaie de les combattre." 

André Hardellet. Les chasseurs. (Extrait)

LA NUIT DES RAMONEURS

Ecoute !...Tu les entends ?
Ils sont là, à une distance incalculable, contre le mur. Hohé ! Ho !
Ils s’appellent, les hottes chantent : c’est leur nuit, la seule de l’année. Mille dans la ville, noirs d’habits, noirs de figures. Ils grimpent, s’insinuent dans les tuyaux, gagnent les mansardes. …/…




James Joyce.

L'épiphanie est pour Joyce, "une manifestation spirituelle inattendue née de la vulgarité d’une expression ou d’un geste, ou d’une phase mémorable de l’esprit".

L’épiphanie participe de trois qualités : l’integritas, la consonantia et la claritas . Très grossièrement résumées, ces qualités renvoient au principe d’identité de la chose en tant qu’elle se différencie de toutes les autres, à l’harmonie de ses proportions et au rayonnement lumineux de son ipséité. Selon Joyce, c’était à l’homme de lettres d’enregistrer ces épiphanies esthétiques avec un soin extrême puisqu’elles « constituaient en elles-mêmes les instants les plus délicats et les plus évanescents. »


Exemple d'Epiphanie de Joyce, au sujet de de son frère cadet, George, qui meurt d'une péritonite à l'âge de 15 ans . 


DUBLIN - Dans la maison de Glenngarff Parade, le soir.

Mrs Joyce (toute rouge et tremblante, apparaissant à la porte du salon)...
-Jim !

Joyce (au piano)...
-Oui ?

Mrs Joyce.
-Est ce que tu sais comment le corps fonctionne ? Que faut il faire ? C'est le petit George...Il y a quelque-chose qui sort du trou de son ventre. As-tu idée de ce que cela peut être ?

Joyce (surpris).
-Non, je ne vois pas ...

Mrs Joyce.
-Tu crois qu'on devrait appeler le médecin ?

Joyce.
-Je ne sais pas...Mais quel trou ?

Mrs Joyce (avec impatience).
- Mais le trou que nous avons tous ... Ici... (montrant quelque chose du doigt)

Joyce.(se lève en sursaut).

(Tiré de "Humour" -Frédéric Pajak et Yves Tenret. PUF  p73)

Le syndrome de Stendhal

« Pour moi le syndrome de Stendhal c’était de l’ordre de la fiction… j’aurais jamais cru qu’on puisse vivre cela… Et c’est ce que j’ai vécu. Un sentiment de trop de beauté. J’étais épuisé par cette beauté en continu. »« Ça a duré 2 secondes, mais dans mon cœur ça a duré très longtemps. J’étais à la fois totalement moi-même, avec moi-même, et non envahie du moi-même qui n’est pas intéressant. »« Là, franchement, je peux avoir la gorge qui se noue, le rythme cardiaque qui s’accélère brutalement… Et les yeux écarquillés. Oui c’est une explosion. Un spasme, entre la joie et la douleur. Ça chauffe le cœur. Ça m’a foudroyé et j’ai crié. »

Une expérience personnelle. 

J’ai embrassé l’aube d’été. Eté 74 j’ai 17 ans. Les vacances, l’Ardèche, et ce matin d’été je pêche les truites.
Le soleil déjà haut pénètre dans les gorges et éclabousse les rochers frais. Pour les yeux il y a le bleu impeccable du ciel, le vert des feuilles de châtaigniers, et l’or des herbes déjà hautes dans les contre-jours. Dans l’air les senteurs des genêts, de la rivière, des mousses et du granit. Le bruit du torrent remplit ces gorges isolées. Toute la matinée, sous mes pieds et dans mes mains se sont succédé le contact des rochers polis, des herbes glissantes, des graviers sonores, des eaux fraîches et du mucus frais de la robe des truites.  Et voici l’heure où l’ombre et l’eau glacée font place au soleil d'été qui chauffe ma peau bronzée.

J’avale toutes ces sensations, toute cette énergie, cette jouissante palpitation qui m'entoure. Sentiment intense de me sentir vivant tout comme la rivière, les truites, les plantes ou les hirondelles dans le ciel. Alors, dans cette jouissance sensuelle et solaire, au sens propre comme au figuré, j’ensemence le gravier du lit de la rivière.

Ozias



J'ai embrassé l'aube d'été.

Rien ne bougeait encore au front des palais. L'eau était morte. Les camps d'ombres ne quittaient pas la route du bois. J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.
La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.
Je ris au wasserfall blond qui s'échevela à travers les sapins: à la cime argentée je reconnus la déesse.
Alors, je levai un à un les voiles. Dans l'allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l'ai dénoncée au coq. A la grand'ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.
En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec ses voiles amassés, et j'ai senti un peu son immense corps. L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois.

Au réveil il était midi.

Arthur Rimbaud