est une rhétorique d'argumentation basée sur le raisonnement classique: Thèse Antithèse Synthèse, mais c'est aussi un mode de pensée reconnaissant le caractère inséparable de propositions contradictoires.
De plus en plus nos références identitaires empruntées à l'univers de la physique déterministe classique sont remises en cause par les modèles antagonistes issus de la mécanique quantique ou de la cosmologie moderne qui nous apprend que le plein et le vide ne sont finalement que deux formulations abstraites. Dans le cosmos, entre vide sidéral et trous noirs, il existe une infinité de réalités présentant des densités et des distances infiniment diversifiées. Même quand il manifeste des forces inimaginables de puissance et de violence, l'univers n'est pas un chaos permanent car il est le fruit d'une dynamique antagoniste faite d'expansions et de rétractations, de big-bangs et de trous noirs. La cosmologie nous montre que les conflits entrainent d'irréductibles destructions débouchant sur d'infinies créations faites d'équilibres plus ou moins provisoires. Car les équilibres eux mêmes sont le produit de forces qui s'opposent.
Comme le savoir humain s’est essentiellement constitué en misant sur les régularités, les constances, les équilibres, il a défini les êtres et les situations à partir d’identités stables. En revers, cette orientation dominante de la pensée identitaire a entraîné des fixités, voire des rigidités qui ont nui à l’accompagnement, à l’anticipation, à l’invention du changement. Dans le monde contemporain l'individualisme de masse, les "lois du marché", le "sacre du présent" propres à la culture occidentale n'ont fait que renforcer le mythe de l'identité comme source permanente et instantanée d'elle même. Le résultat en est que les polémiques, les clivages et les replis identitaires ont rarement été aussi puissants qu'aujourd'hui. D'où le risque moral et politique de vouloir chasser toute contradiction au nom de la pureté et de la cohérence. La contradiction est en réalité le moteur de la liberté et de l'évolution et la condition de l'équilibre.
Ce que je veux dire ici c'est que de la même façon qu'il n'y a pas d'ombre sans la lumière, il n'existe pas d'équilibre sans forces qui s'opposent, pas d'adaptation sans écart et pas d'évolution sans adaptation.
Aucune chose n'existe par elle même mais uniquement par les relations qu'elle entretient avec d'autres objets. La réalité est comme un tissu de relations sans essence ni substance première ni point de départ ou d'arrivée. La grande erreur serait de vouloir des certitudes ou croire en une essence.
Toute pensée, toute croyance ira jusqu'où le phénomène la retourne sur elle même. Elle atteint alors sa limite où elle peut contredire son principe même. Inutile de croire que l'on a compris ou de se persuader que l'on a raison. Ce que l'on sait, ce en quoi l'on croit n'est juste, n'est vrai que sur un domaine restreint (au sens mathématique de domaine de définition) ou dans le cadre d'une relation contingente. Plus prosaïquement on pourrait dire que l'enfer est pavé de bonnes intentions, que le diable est dans les détails ou que celui qui veut faire l'ange fait la bête. Rien de nouveau sous le soleil de la lucidité sauf qu'il faut encore plus de courage pour vivre sans croyance que pour vivre sans dieu. Et si l'on veut changer le monde, pour plus de justice et d'équité, où trouver les forces, comment mobiliser avec des idées qui font si peu rêver ? Sans doute la pensée identitaire, produit dérivé de la pensée antagoniste sera utile ici, même si le changement se paye aux prix de l'erreur.
Tout cela est contradictoire, absurde et me rappelle Camus selon qui il faut imaginer Sisyphe heureux.
Voici donc trois exemples de problématiques, sans lien entre elles, mais qui peuvent faire apparaitre le continuum existant entre une chose et son contraire. Comme sur le ruban de Möbius, intérieur et extérieur sont une seule et même face
En Grèce ancienne, le terme de
pharmakon désigne à la fois le remède, le poison, et le bouc-émissaire.
Le
pharmakon est à la fois ce qui permet de prendre soin et ce dont il faut prendre soin, au sens où on doit y faire attention. Cet '
à la fois' est caractéristique de la pharmacologie qui tente d’appréhender par un même geste le danger et ce qui sauve. Etant en même temps poison et remède, le pharmakon conduit fréquemment à désigner des boucs-émissaires tenus responsables des effets calamiteux auxquels il peut conduire en situation d’incurie.
Le bouc émissaire est une construction type de la pensée identitaire. La désignation et le sacrifice de bouc-émissaires permettent d'évacuer les tensions et de renforcer le paradigme de l'identité mais interdit la régulation par le jeu des contraires.
L'exemple du pharmakon est particulièrement parlant car il montre que la pensée identitaire elle même (le bouc-émissaire) est le produit dérivé de la pensée antagoniste (continuum remède/poison).
2. Santé globale, réduction des risques et libertarisme
L’illégalité de l’usage de drogues génère pour les consommateurs des risques spécifiques au niveau sanitaire, juridique et social qui doivent être pris en compte dans une approche de santé globale.
Plutôt que de (re)nier les pratiques et identités, la réduction des risques consiste à construire avec les usagers des solutions adaptées à leurs besoins pour améliorer leur santé. Sur le terrain, cela consiste à sortir des traditionnelles injonctions de sevrage et d'abstinence, d'accepter les pratiques mais de limiter les risques induits par les usages de drogues. Par exemple en mettant à disposition des usagers du matériel de consommation adapté et stérile (seringues, salles de consommation, etc).
Or, en ce qui concerne le tabac et les fumeurs, ' sous prétexte de défendre la liberté individuelle des usagers, de fausses organisations de consommateurs défendent le vapotage. Elles font illusion dans le but d'influencer la règlementation sur ces nouveaux produits et de contrer la lutte contre le tabagisme (astroturfing). Derrière elles, l'argent secret du lobby du tabac et les réseaux des milliardaires américains du pétrole.' [Le Monde 3 Novembre 2021]. Autrement dit, "Big tobacco" se sert de la réduction des risques comme cheval de Troie pour se présenter comme un interlocuteur crédible auprès des institutions de santé publique. Cette démarche fait l'impasse sur l'objectif de santé globale promu par la réduction des risques mais va dans le sens d'un prosélytisme libertarien financé par les multinationales du tabac.
Ce qui est m'intéresse ici est de voir comment le principe de réduction des risques, destiné à protéger les usagers peu, en toute logique, se retourner contre son objectif premier et se mettre au profit d'intérêts économiques et idéologiques.
3. Laïcité et tolérance
Le débat autour de la laïcité est aussi délicat qu'intéressant. Comme le ruban de Möbius certaines interprétations se retournent aisément contre les principes qui les dictent. C'est actuellement le cas de la laïcité qui, depuis que le respect a remplacé la tolérance, a évolué d'une posture anticléricale qui privilégiait le pouvoir séculier vers un principe qui viserait principalement à garantir l'exercice des pouvoirs religieux. Intéressant de mettre en perspective l'allégorie de 1905 avec le mème pêché en 2021 sur Internet qui pose la question de savoir si c'est à la religion de s'adapter à la laïcité ou bien le contraire.
Si la tolérance rend acceptable le fait qu'il y ait 2 points de vue, il faut bien admettre qu'en matière de religions, et de laïcité, on doit tenir compte de la sensibilité de son auditoire. En réalité il est tout aussi difficile pour un occidental laïque de comprendre la pensée d'un croyant convaincu que l'est l'inverse. Par exemple, défendre les caricatures de Mahomet ou les versets sataniques peut choquer les croyants de la même manière qu'une nouvelle comme celle de la mort d'Ali Reza, jeune iranien décapité par sa famille quand elle a appris son exemption de service militaire pour cause d'homosexualité, peut choquer les laïques occidentaux. De plus il est vain d'espérer convaincre un croyant pour qui 'Dieu, c'est la vérité'. Concrètement, on ne peut opposer aux religions des arguments laïcs qui seront rejetés par leur nature même, mieux vaut opposer des principes de base que promeut la religion elle même.
Il faut bien admettre que la tolérance perd son sens face au dogmatisme d'une parole divine pour laquelle 'Dieu, c'est la vérité'. Aucun argument ne peut s'opposer à un Dieu transcendant (à la fois extérieur et supérieur), si ce n'est la violence que ce soit celle des hommes, ou d'un autre Dieu. Comme le disait si bien Voltaire, "Que répondre à un homme qui vous dit qu'il aime mieux obéir à Dieu qu'aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant" ?
C'est ainsi que la tolérance devient elle-même paradoxale. Autrement dit,
peut on tolérer l'intolérance ?L'idée d'une tolérance universelle s'avère difficile à tenir : l'étendre à ceux qui refusent la discussion et répondent aux arguments par la violence reviendrait à laisser les mains libres à ceux qui veulent s'en débarrasser !
De plus le relativisme a ses limites. Toutes les opinions n'ont pas la même valeur et la liberté d'expression n'autorise pas à mentir sans avoir à rendre de comptes.
Ainsi que l'a décrit Karl Popper, « pour maintenir une société tolérante, la société doit être intolérante à l'intolérance. »
Le "seuil de tolérabilité" de tel individu ou groupe ne se mesure pas au degré de tolérance ou de non-tolérance dont il fait preuve, mais plutôt à la menace effective qu'il représente. Selon Popper, nous devrions revendiquer le droit d'interdire une action intolérante, si et seulement si, elle met en péril les conditions de possibilité de la tolérance.