samedi 4 mars 2023

LSD histoire et mythes

Paru en 1933 ! 
La vision populaire considère les psychédéliques comme des agents de transformation positive de la personne et de la société . On les associe généralement au radicalisme politique de gauche, et à la culture hippie des années 1960. Les psychédéliques sont sensés guider l'humanité vers un monde d'amour, de paix et de liberté. Pourtant, l'éden ensoleillé du psychédélisme a toujours eu une face sombre et sinistre, presque volontairement oubliée. 

Ainsi, la découverte du LSD s'est faite en 1943 dans l'ombre de la Seconde Guerre mondiale. Si la légende veut que le LSD25 ait été découvert par accident, l'histoire semble toute autre, puisque déjà en 1933 (10 ans avant la découverte de A. Hofmann), paraissait un roman autrichien à succès intitulé "St Petri-Schnee" ("La neige de St Pierre") dans lequel un chimiste synthétise une drogue hallucinogène à partir de l'ergot de seigle en vue de manipuler la population ! Il est très possible que Albert Hofmann ait lu ce roman à succès avant de découvrir le LSD. Mais comment Leo Perutz (l'auteur autrichien de St Petri-Schnee) connaissait-il le potentiel de l'ergot de seigle 10 ans avant la découverte du LSD ? 

Leo Perutz faisait partie du milieu littéraire et intellectuel viennois qui, de la fin de siècle à l'entre deux guerres était largement influencé par l'occultisme (théosophie, astrologie, voyance, spiritisme, etc). A cette même époque Freud découvrait l'inconscient et Jung écrivait sur l'alchimie, les gnoses anciennes et les arrières mondes. De nombreux intellectuels comme Walter benjamin, Ernst Bloch, Antonin Artaud s'intéressaient alors aux drogues et à leurs effets tandis que d'autres comme Gershom Scholem, Rudolf Steiner, Kantorowicz se passionnaient pour la mystique, les gnoses anciennes et les usages traditionnels de préparations initiatiques provoquant des visions extatiques. Sans doute la connaissance des pouvoirs psychoactifs de l'ergot de seigle, et l'utilisation de psychotropes par les peuples baltes et nordiques s'est transmise par le biais de cercles paganistes néo-gnostiques  qui ont inspiré le post romantisme viennois ainsi que le rapporte Mark Stahlman

Albert Hofmann & Ernst Jünger
Dès le départ, l'ergot de seigle a suscité l'intérêt d'individus radicalement conservateurs, comme Ernst Jünger, aventurier nationaliste et écrivain passionné par les drogues et les gnoses mystiques. Ernst Jünger (1895-1998) est une figure majeure de la littérature germanique du XXème siècle, et aussi combattant des deux guerres. Vétéran de la première guerre mondiale, puis officier de l'armée allemande au cours de la seconde, chantre de l'héroïsme guerrier et du culte du surhomme il fut un écrivain officiel du régime nazi. Albert Hofmann était un de ses lecteurs et admirateurs. En 1947 Hofmann contacta Jünger par une lettre où il lui témoigne son admiration. Dans son autobiographie "LSD mon enfant terrible", Hofmann consacre un chapitre entier à un trip report qui relate une séance de psilocybine avec Jünger, en 1951, dans le pavillon du garde forestier du château Wilfingen, connu pour avoir, quelques années plus tôt, abrité la fuite du maréchal Pétain. En 1949 Hofmann inspira à Jünger le personnage de Antonio Pen dans son roman Heliopolis: un savant psychonaute explorateur des mystères du monde et de l'esprit. Plus troublant encore, pour comprendre ce qui a poussé à la découverte du LSD il faudrait remonter en 1935 et à la petite communauté rosicrucienne réunie autour du mystique Rudolf Steiner. Selon Willis Harman (dans une interview de Mark Stahlman parue dans Fry and Long en 1977), il se trouve que 2 membres de ce groupe travaillaient aux laboratoires Sandoz et que l'un d'entre eux était le chimiste Albert Hofmann.

Quoiqu'il en soit de l'exactitude de ce dernier fait, il est évident que le LSD n'a pas été découvert par accident. Les recherches de Hofmann sur l'ergot de seigle ont été sciemment menées dans le but d'isoler les principes psychotropes de l'ergot de seigle. Hofmann n'a jamais caché sa fascination pour les épiphanies. Visiblement il était proche du mouvement 'Lebensreform" qui inspirait les milieux intellectuels germaniques de l'époque. Que ce soit sous forme d'expérience spontanée telle qu'il la décrit dans son autobiographie, ou au travers des lectures de Jünger ou de Perutz, Hofmann était fasciné par les drogues hallucinogènes et connaissait déjà les potentialités de l'ergot. La soit disant "surprise" du 'bicycle-day' fait suite à une longue tradition  de gnose mystique et de connaissance de l'ergot de seigle auprès de cercles initiés. 

Alan Piper
Dans "Strange Drugs Make for Strange Bedfellows, "Alan Piper nous raconte l'histoire fascinante et stimulante des liens inexplorés entre le mouvement psychédélique, apparu au milieu du XXe siècle, et la politique de droite. Alors que pour beaucoup ce lien semble contre-intuitif, l'ouvrage de Piper, bien documenté et finement argumenté, explique comment il se fait que ces mouvements ne sont pas seulement historiquement liés, mais existent aussi dans une interaction idéologique complexe imprégnée d'idées de nature et de mysticisme." - Dr Amy Hale, anthropologue et folkloriste, auteur de John Michell, Radical Traditionalism, and the Emerging Politics of the Pagan New Right.

Bien que la plupart des promoteurs du renouveau psychédélique actuel affirment que les psychédéliques conduisent naturellement à adopter des opinions politiques progressistes et à promouvoir la solidarité environnementale et sociale, il se peut que que ces liens proviennent du seul statut illégal des psychédéliques. La prohibition attire les personnalités marginales ou sensibles à la contre-culture. L'association entre les psychédéliques et le progressisme social pourrait bien être accidentelle: en rendant les psychédéliques illégaux, les politiques gouvernementales donnent aux psychédéliques une aura de contre-culture qui séduit les esprits rebelles et les révolutionnaires.

S'imaginer que la légalisation des psychédéliques ou de l'expérience psychédélique promet un monde de tolérance, d'égalitarisme et de diversité serait bien naïf. Les principaux effets de l'expérience psychédélique, tels que vision holistique et écologique du cosmos et de la place de l'homme dans la nature, ne sont ni l'apanage ni la propriété de la gauche ou de la droite politique, ni nécessairement des valeurs autoritaires ou libertaires. Si, comme beaucoup l'espèrent parmi les milieux 'pro-psychédéliques', les psychédéliques parviennent à trouver leur place dans le consensus social et politique grâce à une médicalisation accrue et à une libéralisation des lois sur les drogues, ils cesseront alors d'être l'apanage d'une bohème de gauche libérale, mais cela ne débouchera pas forcément sur  plus grand libéralisme social ou politique, ni même sur la paix mondiale. Les amateurs de psychédéliques qui défendent des valeurs libérales de gauche finiront par découvrir qu'ils doivent partager l'écosystème psychédélique avec des penseurs de droite, notamment des néo-paganistes et nationalistes européens fans d'identité et de tradition ethnique.


Les explications de Alan Piper

Les mémoires de Albert Hofmann : LSD my problem child

dimanche 29 janvier 2023

LSD25. Histoire de la découverte du LSD

 

Le LSD a été découvert en Suisse en 1943 par Albert Hofmann chimiste aux laboratoires Sandoz alors qu’il travaillait sur de nouvelles propriétés thérapeutiques aux dérivés de l’ergot de seigle.

Bien que l’ergot de seigle soit un redoutable poison identifié dès le XVIIème siècle on connaissait déjà de nombreux usages médicaux dérivés de ce minuscule champignon qui colonise les épis de seigle. Secale cornutum désigne la forme sclérote du Claviceps purpurea, champignon parasite toxique long de quelques millimètres qui pousse sur les épis de céréales et que l’on appelle couramment ergot de seigle’. L’ergot de seigle est décrit dès 1595 par Bauhin (botaniste suisse) puis sera identifié au XIXème siècle par Adolphe de Candolle (autre botaniste suisse) comme étant un champignon.

Source : Wikipedia
L’ergot de seigle fut longtemps responsable d'une maladie, l'ergotisme, appelée au Moyen Âge mal des ardents ou feu de saint Antoine, liée à la présence d'ergot dans le seigle utilisé pour fabriquer le pain. Cette maladie, qui dure jusqu'au XVIIe siècle, provoque des hallucinations semblables à ce que provoque le LSD, et une extrême vasoconstriction artériolaire, suivie de la perte de sensibilité des extrémités des différents membres puis de la nécrose des membres eux même qui peuvent se détacher du corps spontanément et sans hémorragie. À cette époque, les malades consumés par cette maladie étaient considérés comme des exemples de la justice divine possédés par le démon, ce qui se traitait naturellement par l’exorcisme ou le bûcher. 

L’historien Rodolphe écrivait : « En 993, il régna en France une grande mortalité parmi les hommes. C’était un feu caché qui, dès qu’il avait atteint quelque membre, le détachait du corps après l’avoir brûlé. Souvent l’espace d’une nuit suffisait pour cet effet. Beaucoup de gens de toutes classes périrent, et quelques-uns restèrent privés d’une partie de leurs membres pour servir d’exemple de la justice divine à ceux qui viendraient après eux.»  Au 11e siècle, Guérin la Valloire, un jeune noble français, souffrait du feu de Saint Antoine. Il parvint à se remettre du mal qui l'affligeait et attribua sa santé recouvrée aux reliques du saint ; son père et lui fondèrent alors ce qui allait devenir l'Ordre hospitalier de Saint-Antoine vers 1095. À la fin du 15e siècle, les moines avaient construit environ 370 hôpitaux à travers l'Europe, en France, en Flandre, en Allemagne, en Espagne et en Italie pour traiter les foyers de feu de Saint Antoine.

En 1918 le chimiste suisse Arthur Stoll isole l'ergotamine qui ouvre la voie à l'usage thérapeutique moderne de l’ergot de seigle connu pour ses propriétés vaso-constrictrices (qui resserrent les vaisseaux sanguins) utiles pour lutter contre les saignements à la suite de l’accouchement, et aussi contre certaines migraines, crampes etc. En 1929, A la fin de ses études en chimie, à l'Université de Zurich, Albert Hofmann, futur père du LSD, entre au laboratoire de recherches Sandoz à Bâle, comme collaborateur du Pr. Arthur Stoll alors fondateur et directeur de la division Pharmacie de Sandoz. 

Très jeune Albert Hofmann s’est intéressé aux agencements moléculaires des poisons végétaux (ciguë, curare…), aux champignons vénéneux (amanites, ergots…), aux venins, aux plantes psychotropes sacrées, aux phantasticum (haschich, mescaline). En 1930, utilisant du suc digestif d’escargot de Bourgogne, il réussit à isoler la structure chimique de la « chitine » dont sont faites les carapaces, les ailes et les pinces des insectes. En 1932, il s’intéresse à la scille et à la digitale laineuse, des fleurs vénéneuses dont les glucoses sont capables de soutenir un cœur affaibli – ou de l’arrêter. En 1935 Hofmann proposa de reprendre les recherches autour des alcaloïdes de l’ergot de seigle qui avaient conduit à l’isolement de l’ergotamine en 1918.  C’est ainsi qu’en 1938, dans l’intention d’obtenir un stimulant circulatoire et respiratoire, il inventa la vingt-cinquième substance dans la série des descendants synthétiques de l’acide lysergique : le LSD25. Les essais faits sur les animaux ne révélèrent pourtant pas d’intérêt pharmacologique ou médical et les recherches furent de ce fait suspendues. Pourtant, après cinq années d’interruption le chimiste reprit les expérimentations au printemps 1943, mû par le pressentiment que cette substance, dont il “aimait la structure chimique”, pouvait avoir d’autres propriétés. Hofmann a déclaré qu'il avait un "pressentiment particulier" le poussant à resynthétiser le LSD et que cette substance lui "parlait". 

Comment cette intuition a-t-elle pu s’imposer à Hofmann ? Dans le cadre d’une entreprise comme Sandoz, il n’était pas évident d’allouer des ressources à la reprise de recherches considérées comme sans intérêt. Nous ne saurons jamais ce qui a pu le motiver. Hofmann recherchait il secrètement un nouveau psychotrope « phantasticum »  ? Et en quoi la structure chimique de cette molécule lui parlait elle ?

Ce que l’on sait, il nous l’a dit, c’est qu’au cours d'une de ses promenades de jeunesse Hofmann avait eu une épiphanie, une expérience décisive qui conditionna toute sa vie future de chimiste et de d’explorateur du pouvoir des plantes. Ainsi la décrit il bien plus tard dans la préface de son livre « LSD mon enfant terrible » :

"Cela s'est passé un matin de mai - j'ai oublié l'année - mais je peux encore désigner l'endroit exact où cela s'est produit, sur un chemin forestier à Martinsberg, au-dessus de Baden",. "Alors que je me promenais dans les bois fraîchement verdoyants, remplis du chant des oiseaux et éclairés par le soleil du matin, tout à coup, tout est apparu dans une lumière d'une clarté peu commune. Elle brillait du plus bel éclat, parlant au cœur, comme si elle voulait m'englober dans sa majesté. J'étais rempli d'une indescriptible sensation de joie, d'unité et de sécurité béate."…/… Et plus loin il écrit :  Il s'est produit dans ma vie une corrélation aussi inattendue que peu fortuite entre mon activité professionnelle et le spectacle visionnaire de mon enfance. Je voulais accéder à la compréhension de la structure et de l'essence de la matière : c'est ainsi que je suis devenu chimiste. Comme, depuis ma plus tendre enfance, j'étais passionné par le monde des plantes, j'ai décidé de me vouer à la recherche sur les substances constitutives des plantes médicinales. C'est ainsi que j'ai découvert des substances psychoactives, capables de produire des hallucinations et, dans certaines circonstances, d'induire des états visionnaires comparables aux expériences spontanées que je viens de décrire. La plus importante de ces substances a été désignée sous l'appellation "LSD" ».

Hofmann(à droite) dans le labo Sandoz
Au printemps 1943, Albert Hofmann se remet donc à la synthèse du LSD25. Au cours de la phase finale de synthèse, alors qu'il procédait à la purification et à la cristallisation du LSD 25 sous forme de tartrate, il fut troublé dans son travail par des sensations inhabituelles. Voici la description de cet incident, extraite du rapport qu'il envoya au Pr Stoll, son supérieur : « Vendredi dernier 16 avril 1943 en plein après-midi, j'ai dû interrompre mon travail au laboratoire et me rendre à mon domicile. A mon domicile, je me suis allongé et j'ai sombré dans un état second, qui n'était pas désagréable, puisqu'il m'a donné à voir des images fantasmagoriques extrêmement inspirées. J'étais dans un état crépusculaire, les yeux fermés (je trouvais la lumière du jour désagréablement crue), j'étais sous le charme d'images d'une plasticité extraordinaire, sans cesse renouvelées, qui m'offraient un jeu de couleurs d'une richesse kaléidoscopique. Au bout de deux heures environ, cet état se dissipa  «Le caractère, aussi bien que le déroulement de ces visions étranges faisaient penser à un quelconque effet toxique exogène, et je présumai une corrélation avec la substance sur laquelle je venais de travailler, le tartrate de diéthylamide de l'acide lysergique. Je n'arrivais pas très bien à comprendre comment je pouvais avoir résorbé de cette substance, habitué que j'étais à travailler dans des conditions d'hygiène draconiennes, compte tenu de la toxicité avérée des substances de l'ergot. Mais peut-être une infime partie de la solution de LSD était-elle quand même tombée sur mes doigts lors de la cristallisation : ma peau l'aurait alors partiellement résorbée. Si vraiment c'était cette matière qui avait provoqué l'incident que j'ai décrit, il devait nécessairement s'agir d'une substance active à dose infinitésimale. Pour en avoir le cœur net, je décidai de procéder à une auto-expérimentation. Comme je voulais être prudent, je commençai la série d'épreuves que j'avais prévues par la plus petite quantité mesurable, soit 0,25 mg (250 micro-grammes) de tartrate de diéthylamide de l'acide lysergique ».
Résultat et trip report du trip du 19 avril (Bicycle day, extrait) : « des vertiges, des perturbations visuelles, les visages des gens présents semblaient grimacer et présentaient des couleurs très vives ; de fortes perturbations motrices alternant avec des moments de paralysie ; ma tête, mon corps et mes membres paraissaient tous extrêmement lourds, comme remplis de métal ; j’avais des crampes aux mollets, les mains froides et sans sensations ; un goût métallique sur la langue ; la gorge sèche et serrée ; un sentiment de suffocation ; une impression de confusion alternant avec une perception claire de la situation, dans laquelle je me sentais comme à l’extérieur de mon corps, dans la position d’un observateur neutre, alors que je criais ou marmonnais indistinctement, comme à moitié fou. »". 

Convaincu par son expérience (celle du bicycle day) Albert Hofmann fut de suite persuadé que le LSD25 allait ouvrir un champ d’expérimentation psychique et thérapeutique extraordinaire. Surprenant mais authentique, Hofmann invite le professeur Rothlin, directeur du département de pharmacologie des laboratoires Sandoz, à répéter lui-même l’expérience avec ses collaborateurs qui ingérèrent 50 µg de LSD-25 et subirent des effets qui restaient “tout à fait impressionnants et fantastiques”. Stoll et Hofmann déposent alors le brevet du LSD en 1943 en Suisse - et en 1948 aux États-Unis.

Dès 1947 le Professeur Werner A. Stoll, fils d’Arthur Stoll (le boss de Albert Hofmann) publie dans le Schweizer Archiv für Neurologie und Psychiatrie sous le titre « Diéthylamide de l'acide lysergique, un phantasticum du groupe de l'ergo » les premiers résultats d'une expérimentation systématique du LSD chez l'homme, et en particulier sur ses patients.

La suite, est une autre histoire, celle du succès, puis du bannissement, puis de la renaissance d’une substance aussi puissante que magique. Au cours d'une interview de 2006, Hofmann a déclaré :"Mon intérêt pour la chimie a été inspiré par une question philosophique fondamentale : Le monde matériel est-il une manifestation du monde spirituel ? J'espérais trouver des réponses profondes et solides dans les lois solides de la chimie pour répondre à cette question, et appliquer ces réponses aux problématiques et aux questions ouvertes des dimensions spirituelles de la vie."

Ce qui me surprend dans cette histoire, c’est l’audace de Hofmann, son intuition, et même son acharnement pour à découvrir les propriétés psychoactives du LSD25. Pourquoi insiste t’il en 1935 pour reprendre des recherches sur l'ergot de seigle jusqu'en 1938 ?  Puis il remet ça en 1943 bien que le LSD25 ait été déclaré sans intérêt en 1938  ?  Comment se fait-il qu’après son expérience fortuite du 16 avril 1943, qui a été déstabilisante au point qu’il a dû quitter le labo, Hofmann décide de s'auto-administrer le 19 avril (bicycle-day) 250µg d'une substance inconnue aux effets inattendus ? 

Et suite à son auto-expérimentation du bicycle-day qu'il résume dans ses écrits par « à travers ma propre expérience au LSD, je n'en ai connu que les effets démoniaques » comment se fait qu'il propose à ses proches collaborateurs de faire la même expérience ? Dans un contexte professionnel, faire ingérer un produit inconnu pour tester ses effets psychotropes semble irresponsable et frise la lourde faute professionnelle. En pleine guerre mondiale (Europe 1943), quel pouvait être l’état d’esprit des chimistes de ce laboratoire ? Que recherchaient ils vraiment ?

Autant de questions que je me pose et que j’aimerais poser aux descendants de chimistes qui ont travaillé chez Sandoz à l’époque et avec Hofmann. Si vous en connaissez, si vous êtes de ceux là, Merci !

Have a good trip,

Ozias

Reférences :

https://www.lemonde.fr/blog/fredericjoignot/2023/04/19/albert-hofmann-le-pere-du-lsd-disparait-a-102-ans-apres-avoir-ete-fete-au-world-psychedelic-forum-bale/

https://hal-univ-rennes1.archives-ouvertes.fr/hal-01163248/document

https://www.mycodb.fr/forum/viewtopic.php?f=7&t=17

https://www.sciencesetavenir.fr/sante/petite-histoire-medicale-et-hallucinee-du-lsd_29129

https://www.lemonde.fr/blog/fredericjoignot/2022/07/10/albert-hofmann-le-pere-du-lsd-disparait-a-102-ans-apres-avoir-ete-fete-au-world-psychedelic-forum-bale/

https://www.lequotidiendupharmacien.fr/le-mag/histoire-de-la-pharmacie/le-retable-dissenheim-au-secours-de-lergotisme

https://www.nationalgeographic.fr/histoire/le-feu-de-saint-antoine-le-mal-qui-accabla-la-france-au-10e-siecle

https://blog.nationalmuseum.ch/fr/2018/10/voyage-psychedelique/

https://www.davidjaybrown.com/albert-hofmann-ph-d/

Petits chimistes : https://archive.org/details/BookOfAcid/page/n3/mode/2up

samedi 31 décembre 2022

Arrière-Monde Noosphère Inconscient collectif

Météorologie populaire. C.Flammarion 1888
Arrière-Monde, Inconscient collectif, Monde Intermédiaire, Noosphère, monde imaginal, outre-monde.  Tous ces mots désignent un milieu intermédiaire entre le domaine psychique et le monde sensible qui permet le passage du monde réel à sa représentation dans le monde des idées. 
Etant matérialiste, je ne suis surement pas le mieux placé pour parler de l'arrière monde, mais il faut bien reconnaître que certaines expériences sous psychédéliques me conduisent à me demander si l'arrière monde existe qu'est ce qu'il est ? et que peut il nous apporter ? 

Pour les vivants la connaissance du réel est une question de vie ou de mort. Etre, ressentir, connaître, avoir conscience de soi sont les états psychiques successifs résultant du processus de l'évolution et permettant l'homéostasie ou la survie des organismes vivants. Pour nous humains il est bien évident que nos sens comme nos connaissances sont limitées et que le Réel dans son entièreté dépasse les représentations de notre réalité quotidienne. Aussi nous sommes nombreux à avoir déjà fait -au moins un peu-  l'expérience du dévoilement dans le psychisme de réalités perceptives que l'on ressent totalement différentes et 'plus réelles' que de simples fictions ou d'hallucinations ou de représentations qui excèdent la manifestation des choses 'naturelles' de notre quotidien.

Le monde de la réalité, c'est-à-dire le monde culturel et social dans lequel nous vivons, est un monde signifiant et limité. Dans notre réalité, nous évoluons par accumulation du savoir et analyse rationnelle des phénomènes. C'est un monde conceptuel permettant à l’homme de créer du sens pour son existence mais au sein duquel il ne parvient parfois plus à percevoir ce qu’il y a au-delà de cette réalité construite et qui finalement, est illusoire.

C'est en étudiant la spiritualité et la philosophie islamique iranienne que Henri Corbin a élaboré le concept d'Imaginal à partir de l'idée qu'il existe un monde intermédiaire entre le sensible et l'intelligible, entre la réalité et le Réel , entre le visible et l'invisible : le monde Imaginal. Il faut ici distinguer fantaisie et Imaginaire, imagination et Imagination active (ou agente). Il faut comprendre par 'agente' une imagination autonome opérant indépendamment des individus à travers lesquels elle se déploie.  

C'est par l'Imagination active ou la méditation qu'il est possible d'atteindre ce monde de l'imaginal qui permet la transmutation des choses sensibles en symboles. Le monde imaginal invoque l'exaltation philosophique de l'image. Cette exaltation ouvre à la connaissance symbolique de la réalité des archétypes. L'introspection met à jour, après avoir dépassé les couches superficielles de l'inconscient personnel, des "images originelles" ou "images archétypiques" (transpersonnelles)  indépendantes de l'histoire individuelle. Ces images archétypiques, qui peuplent l'inconscient et conditionnent le comportement humain,  possèdent un double versant biologique et psychique. L'être humain ne nait pas 'tabula rasa', mais doté d'un inconscient collectif neutre (ni psychique ni physique) qui s'est formé au cours de millions d'années  d'évolution. "Dans le cerveau, les instincts sont préformés, de même que les images primordiales qui ont toujours été à la base de la pensée de l'homme - tout le trésor des motifs mythologiques... Les archétypes, les symboles, ont un caractère nettement "épiphaniques" ; ils sont comme des produits dérivés de l'activité psychique inconsciente... ils se sont développés, à la manière des plantes, comme des manifestations naturelles de la psyché humaine." (CG Jung).  Les archétypes (invisibles) que l'on retrouve dans les légendes, les contes, les rêves de toutes les cultures existent par la transmutation qu'effectue la conscience du sujet qui se les représentent sous forme d'images archétypiques.  L'arrière monde est comme une grande antichambre dans laquelle les tendances psychiques se pressent, tels des êtres vivants.

D'un point de vue historique on peut noter que les concepts de champ (magnétique, électrique, de gravité) et d'inconscient apparaissent à la même époque et expriment une même distinction entre le phénomène visible qui s'observe et se perçoit et le et champ ou l'inconscient qui échappent à l'observation. Autrement dit, pour que le phénomène (psychique ou électromagnétique) ait lieu il faut que préexistent les coulisses (Imaginal, ou champ magnétique) qui le déterminent. Accéder à cet intermonde exige une « attitude réceptive spirituelle » faite de discipline de recueillement et d'écoute pour s'éveiller et s'ouvrir à un nouveau monde. 

Comme l'aiguille de la boussole placée dans le champ magnétique terrestre indique le Nord, dans le champ imaginal la conscience ouvre à la transcendance, et nous révèle des aspects invisibles du "réel".  L'intégration (transmutation) du monde imaginal en symboles nous fait accéder à de plus hauts degrés de compréhension du sens de nos vies par la réconciliation des contraires : le réel et la réalité, l’invisible et le visible, le spirituel et le matériel, l’Esprit et le corps. Quand cette réconciliation se produit elle permet de dépasser les limites de notre conscience personnelle (moi/ego), d'accéder à une conscience plus haute (Soi) et confère un sentiment de reliance (confiance et abandon) envers le monde et l’Autre.

Comme l'écrivait René Daumal en 1943: 
Voyant qu'on n'est rien, on désire devenir, 
Désirant devenir, on vit.

Oz

Sources : L'arrière monde ou l'inconscient neutre.  Bruno Traversi et Alexandre Mercier (Dir) . Editions du Cénacle de France (2018).


Quelques définitions de termes :

réalité : monde des significations construites par la pensée et par l'intermédiaire du langage, c'est-à-dire de l'imaginaire social institué qui nous permet de percevoir le monde extérieur. 

Imagination : faculté de la psyché, à partir de ce qu’elle connaît, à se représenter des images (dans le sens d’une représentation mentale du monde matériel, visible ou du monde immatériel, invisible), des sensations ou des situations qu'elle a déjà perçues et qu'elle se remémore.

Réel : Tout le monde extérieur que nous ne pouvons connaitre que partiellement et au travers de l'expérience.

Conscience :  La conscience est un rassemblement de connaissances assez nombreuses pour engendrer  l’idée que ces images sont à moi, sont en train d’être produites au sein de mon organisme vivant, et que l’esprit est à moi lui aussi. Finalement, la conscience est la propriété de soi

lundi 28 novembre 2022

Psychothérapie et chamanisme

Denis Dubouchet, psychothérapeute, gestalt-thérapeute, formé à la Fondation d'études chamaniques de Michael Harner exerce depuis 35 ans en tant que psychologue clinicien. Il est l'auteur de "Etats de Conscience Elargie, Psychothérapie et Chamanisme" publié aux éditions Dervy en 2017.

Denis Dubouchet (DD) définit la conscience comme la capacité à nommer les évènements que je perçois à partir de mes sens ou de mon ressenti. Les états de conscience élargie nous donnent accès à des informations que notre conscience habituelle ne parvient pas à atteindre (monde imaginal). Quelles que soient nos croyances, nous pouvons tous faire le constat de notre présence minuscule au milieu de l'immensité de l'Univers. Le développement humain passe donc forcément par un développement spirituel, mais l'expérience mystique peut nous soutenir autant qu'elle peut nous couper de la réalité et susciter des comportements inadaptés. Vouloir que tous le monde s'adonne à l'expérience mystique serait finalement un signe de non intégration de l'expérience.

Pour DD les états de conscience élargis (obtenus par la transe ou par les plantes sacrées) sont autant des outils thérapeutiques que des sources de confusion car les visions non ordinaires qu'elles font vivre, ainsi que les différents paradigmes sur lesquels elles peuvent s'appuyer génèrent une complexité qui, si elle n'est pas éclaircie (intégrée), provoque l'inverse de ce que l'on veut obtenir. En fonction de la culture les délimitations de la conscience sont variables. Dans les sociétés traditionnelles la transe, ou les cérémonies de prises de psychotropes, ne sont pas des moyens de développement personnel mais adviennent dans un contexte particulier et au service de la communauté. Dans notre société se pose donc la question de la place à accorder à une vision : Quelle validité accorder à un phénomène perçu de moi seul ? Et pour le thérapeute, comment travailler avec les 'Invisibles' ?  

Thérapie psychédéliques ?

Denis Dubouchet reste donc très interrogatif sur l'utilisation des plantes psychotropes comme outil de thérapie. Pour lui, l'utilisation de psychédéliques demande un véritable savoir et de multiples compétences (médicales, psychologiques) et peut déclencher des états mentaux aussi bien positifs que négatifs car avec les psychédéliques les images s'imposent au psychonaute expérimentateur. En trip, c'est comme si nous assistions à une réalité autonome qui ne dépend pas de nous.  Le sentiment d'être le réceptacle de visions provenant d'un extérieur ne facilite pas un processus de dialectisation permettant de donner du sens et d'assimiler ce qui a été vu. Difficile de critiquer une parole venue "d'en haut". Difficile dans ces conditions de questionner les visions. Avec les psychédéliques, le 'Je' de l'utilisateur "se pense" dans une position de contemplation et de jouissance passive face à ce que le "Produit", "la Plante" ou "le Champignon" lui offrent à penser.  La prise d'hallucinogènes impose les visions et les ressentis. Le voyageur subit. Le risque est alors que la vision soit prise au pied de la lettre, car trop nette pour être comprise sous ses différents aspects. L'intégration d'une expérience doit se faire au regard des autres expériences de vie que nous avons eues et des valeurs et croyances qui nous portent. Quand une seule expérience vient effacer les précédentes sans davantage les questionner cela peut donner des postures caricaturales où des personnes deviennent de véritables 'talibans' de la pensée, car irréfutablement, ce qui transcende ne peut être réfuté. Le risque est alors de prendre ces visions pour une réalité équivalente à notre réalité quotidienne (celle de nos 5 sens) et de s'enfermer dans nos certitudes. La force de l'évidence complexifie l'intégration de l'expérience car la facilité de décryptage apparente est souvent un leurre pouvant aller jusqu'au passages à l'acte. L'autre point problématique avec l'utilisation des psychédéliques est celui de l'illégalité de ces pratiques qui conduit à l'introjection de discours paranoïdes et à l'impossibilité de parler ouvertement et de partager avec tout le monde le contenu de ces expériences. Enfin, la dispense du produit par l'encadrant maintient son 'patient' dans un rapport de dépendance qui ouvre la porte à des schémas de domination et à de potentiels abus. 

Du point de vue thérapeutique ce sont les intentions qui comptent, et non les moyens. Plus que le contenu de l'expérience, c'est la façon dont elle va ou ne va pas s'intégrer, prendre sens, ou se symboliser dans la réalité partagée qui est importante. Pour DD l'exploration et le travail sur les visions en état de conscience élargie ont un effet thérapeutique grâce à l'accompagnement particulier du thérapeute. La difficulté étant de trouver le langage de ces images pour chaque personne car il existe de multiples niveaux de lectures permettant de de décrypter les images contactées. DD pose le principe qu'il n'y a pas de cosmologie unique et véritable. Il existe des cosmologies évolutives et des symboles qui peuvent être propres à chacun ou partagés par tous. Quelle que soit la technique utilisée (hypnose, transe, psychédéliques etc) le rôle de l'accompagnant sera d'aider la personne à se construire un système de repères qui lui soit propre (p102) car le processus transformatif qu'induisent les visions importe plus que leurs contenus. Les états de conscience élargie permettent de regarder sous l'angle de l'imaginal, et avec détachement, les expériences passées, et de trouver des postures dans des situations complexes ou de crise.  En revanche, pour DD, les séances non préparées peuvent entrainer le sujet dans des scénarios totalement traumatisants. 

Notes et extraits de la lecture de  "Etats de Conscience Elargie, Psychothérapie et Chamanisme" Denis Dubouchet 2017.

Ozias

Comme  l'a dit CG Jung, "il ne faut pas confondre l'expérience intérieure et son interprétation métaphysique".

vendredi 4 novembre 2022

Carl Gustav Jung

Jung et Freud (dessin IA)
Carl Gustav Jung (1875-1961) est un médecin suisse, pionnier de la psychanalyse, explorateur de la vie symbolique et spirituelle et de l'inconscient collectif. Ses travaux sont à l'origine de la pensée New-age et du développement personnel.

Jeune psychiatre de 25 ans, Jung découvre Freud en 1900 (p49). Freud et Jung échangent des centaines de lettres et s'analysent mutuellement. Pour Jung, le plus grand exploit de Freud est "d'avoir pris au sérieux ses malades et névrosés .../... et d'avoir prouvé empiriquement l'existence d'une psyché inconsciente".  Mais Si l'inconscient est pour Freud une cave où reposent nos désirs sexuels refoulés, Pour Jung c'est [aussi] un grenier où filtre la lumière de nos aspirations vers le sacré.  Malheureusement, Freud est persuadé que Jung veut prendre sa place à la tête du mouvement psychanalytique (p53). En 1914 Jung démissionne de l'Association de Psychanalyse, ce qui acte leur rupture.  Analyste réputé, Carl Jung fut proche de la famille Rockefeller qui le finança généreusement tout au long de sa vie.

Pour Jung, être conscient c'est "percevoir et reconnaitre le monde extérieur ainsi que soi même dans ses relations avec le monde extérieur", et le "moi" est une sorte d'agrégat complexe de sensations, de perceptions, d'affects, de pensées, de souvenirs. Jung distingue « quatre fonctions psychiques » : le type Pensée, le type Intuition, le type Sentiment et le type Sensation, que chacun possède à des degrés différents. L'originalité de Jung est d'avoir introduit au-delà de l'inconscient individuel (résultant de l'histoire personnelle), étudié par Freud, l'inconscient collectif, qui représente la stratification des expériences millénaires de l'humanité : « Si l'inconscient pouvait être personnifié, il prendrait les traits d'un être humain collectif vivant en marge de la spécification des sexes, de la jeunesse et de la vieillesse, de la naissance et de la mort, fort d'une expérience humaine à peu près immortelle d'un ou deux millions d'années. ». Pour Gustav Jung, l'être humain ne naît pas 'tabula rasa', mais inconscient. "Nous désignons aussi ce dernier sous le nom d'inconscient collectif, précisément parce qu'il est détaché des sphères personnelles, existant en marge de celles-ci, qu'il possède un caractère tout à fait général et ses contenus peuvent se rencontrer chez tous les êtres, ce qui n'est pas le cas pour les matériaux individuels".(CG Jung, psychologie de l'inconscient p120 Livre de Poche.) . Les archétypes, découverts par Jung, sont les créations mentales des anciens qui hantent et structurent l'esprit des vivants. "[l'archétype] Je sais seulement qu'il vit, et que ce n'est pas moi qui l'ai fait". Jung différencie l'archétype -invisible- et son phénomène dans le monde intérieur , l'image archétypique -le visible. Les représentations sont "visibles" pour le sujet qui se les représente.  Le passage de l'invisible au visible, de l'archétype à l'image archétypique, lors de l'observation intérieure est une transformation :" De par sa nature profonde, écrit Jung, l'archétype est un contenu inconscient qui subit une modification en accédant à la conscience et en étant perçu par elle".

Dans les années 20 Jung entreprend toute une série de voyages, il découvre des hommes peu touchés par la civilisation, vivant entre deux mondes (Inde, Afrique du Nord, tribus du Kenya, Indiens en Arizona, au nouveau Mexique). Suite à ses voyages, et à ses échanges avec un chef indien, Jung réalise que le sens de la vie humaine est de participer à la perfection de la création (p107).  "Bien que nous ayons notre vie personnelle, nous sommes les représentants, les victimes et les promoteurs d'un esprit collectif dont l'existence se compte en siècles". 

Dessin C G Jung
Jung se passionne aussi pour les philosophies orientales qui lui permettent d'aborder la psyché de manière plus globale. Puis, il se lance dans l'exploration de l'alchimie médiévale européenne. Les différentes opérations alchimiques sur la matière -l'œuvre au noir, au blanc et au rouge- lui apparaissent comme des phénomènes successifs de transmutation de l'esprit pour parvenir à l'union des contraires - le masculin et le féminin, l'esprit et la matière, le conscient et l'inconscient- que les alchimistes nomment "noces alchimiques" et Jung "réalisation de soi" (p118) . L'alchimie par sa tentative de transmutation de la matière et de l'esprit lui inspire le processus d'individuation par lequel l'individu se réalise en intégrant la totalité de sa psyché (p121). .

Pendant la période nazi Jung navigue à vue, et se compromet en 1934 avec un texte antisémite inspiré par sa rivalité avec Freud, puis se réfugie en Suisse où il est sollicité en tant que psychanalyste espion par les ennemis du Reich de différents bords.(p142).

Début 1944, terrassé par un infarctus, Jung fait une expérience de mort imminente (EMI) qui le confronte aux questions essentielles "Pourquoi ma vie s'est elle déroulée ainsi ? Qu'ai je fait de mes talents et de mes fragilités ? Qu'en résultera t'il ?" et qui, ayant fait l'expérience de la béatitude et du sentiment d'éternité, le transforme durablement. Jung reformule alors ses procédés thérapeutiques à l'aune de ses propres expérimentations. Sa thérapie vise à l'accroissement psychique et spirituel de l'individu (individuation) et par là même à l'élévation du niveau de conscience de l'humanité. En  ce sens, Jung est le père du développement personnel (p159). Les hypothèses mystiques de Jung ont aussi conduit au développement du courant « New Age » qui en reprend les concepts d'inconscient collectif et d'âme psychique. Pour Jung, si la première partie de notre vie a pour but de produire et de se reproduire, la seconde doit nous mener à élever notre niveau de conscience au travers du processus de l'individuation. Jung reste pourtant agnostique (en termes de croyances) et très prudent au sujet de la survie de l'âme après la mort. Il distingue soigneusement les évènements des connaissances et souligne le risque qu'il y a à confondre une expérience intérieure et son interprétation métaphysique (p180).

Le dualisme de Jung 

Pour Jung le moi se construit en devenant "conscient d'une polarité d'opposés qui lui est 'sur-ordonnée'". Cette tension est génératrice d'une formidable énergie psychique qui permet de passer à l'action. L'essence de la conscience est la différenciation. (p288). Comme en alchimie, "l'union des opposés est à la fois la force qui provoque le processus d'individuation et son but". Pour Jung "[c'est] dans la vie terrestre où se heurtent les contraires que le niveau général de conscience peut s'élever. Cela semble être la tâche métaphysique de l'homme". Si les conflits de contraires ne sont jamais totalement résolus, ils peuvent passer un jour à l'arrière plan. La solution qui naît de la coopération entre conscient et inconscient est alors ressentie comme un moment de grâce .L'acceptation succède au combat. Hors, seul l'amour peut permettre cette réconciliation. Sur l'amour Jung écrit "Il y va ici de ce qu'il y a de plus grand et de plus petit, de plus éloigné et de plus proche, de plus élevé et de plus bas, et jamais un des termes ne peut être prononcé sans celui qui est son opposé" car l'amour pour Jung est le grand mystère qui inclut tout (p291).

Ozias

Cet article est un résumé fait à base d'extraits du livre  "Jung , un voyage vers soi" de Frédéric Lenoir (Albin Michel 2021).

A lire aussi:

L'arrière-monde ou l'inconscient neutre. Bruno Traversi, Alexandre Mercier Editions Cénacle de France

https://www.techno-science.net/glossaire-definition/Carl-Gustav-Jung-page-2.html

https://www.cgjung.net/espace/ressources/frederic-lenoir-jung/

vendredi 28 octobre 2022

Mycologie d'octobre


Psilo par temps sec
Voici le mois d'octobre, la saison des champignons. Certains sont comestibles, certains sont toxiques d'autres sont psychoactifs. C'est le cas du fameux Psilocybe Semilanceata qui fleurit dans les prairies humides à cette période de l'année. Tous les connaisseurs le connaissent, mais peu savent le reconnaitre. Cet article s'adresse aux les mycologues les plus curieux. 
AVERTISSEMENT : Ce post est fait dans un but de vulgarisation et de partage de connaissances mycologiques. Le ramassage, la vente et la consommation des Psilocybe Semilanceata sont INTERDITS EN FRANCE. Plaisir des yeux, des photos seulement. Sans ramasser ni consommer vous évitez tout risque d'empoisonnement ou problème avec la loi.  De plus vous favoriserez la reproduction du plus malicieux champignon de nos prairies.

A quoi ressemblent ils ?

Chapeau Psilo humide
Le Psilocybe Semilanceata est un minuscule champignon de prairie haut d'une dizaine de centimètres max. les anglo-saxons l'appellent liberty cap à cause de son chapeau qui ressemble au bonnet phrygien. Après avoir vu une fois et en vrai, le PS (Psilocybe Semilanceata) il est difficile de le confondre avec d'autres espèces. Le 'têton' au sommet du chapeau est caractéristique de l'espèce. Pourtant, selon les lieux et l'hygrométrie, les individus les formes et les couleurs du champignon varient considérablement. Le PS est un champignon hygrophobe, et donc il change de couleur selon qu'il est sec ou mouillé. 

Lorsqu 'il est humide (ou parce qu'il pousse ou parce qu'il a plu ou qu'il y a de la rosée) le chapeau est brun olive et brillant, en forme de lance (ce dont le PS tire son nom de semilanceata -latin-  ou lancéolé - français-). Le champignon a une teinte beige jaunâtre ou brune unie lorsqu'il est humide. Chez les spécimen adultes des rayures verticales, sombres et serrées apparaissent près des lamelles au bas du chapeau. Lorsque le champignon grandit, son chapeau s'évase et le têton devient moins visible. 

Lorsqu'il est sec le chapeau du PS prend une couleur crème jaunâtre presque dorée qui permet de repérer plus facilement les chapeaux dans le vert de l'herbe. Notons ici qu'il est plus difficile de trouver les PS par grand soleil que par temps couvert ou lorsque la lumière devient rasante et permet de distinguer la forme caractéristique du PS dans la jungle des herbes parmi lesquelles il pousse. 

Les lamelles sont grises sur les spécimens jeunes et avec la maturité foncent jusqu'au violet sombre. Toujours les lamelles sont sombres, et cela à cause de la couleur des spores. On trouve cependant quelques spécimen stériles chez lesquels, faute de spores, les lamelles restent de la couleur du chapeau.

Quand poussent ils ?

En automne principalement, mais cela dépend aussi des températures, des précipitations, de l'altitude et de la région. De septembre à décembre selon les climats et les altitudes, une baisse de températures suivie de précipitations abondantes avant les fortes gelées . Un bon moyen de savoir quand ils apparaissent est de suivre la carte https://www.magicmushroommap.com/map pour des indications grossières, mais plutôt fiables. Il peut y avoir des écarts en termes de jour, d'altitude, ou de lieu, mais c'est quand même une référence en la matière. Bref, ce n'est pas parce que la carte est favorable que vous en verrez, mais si la carte est défavorable, alors, il y a peu de chances que vous en trouviez.

Où poussent ils ?

D'abord, cela dépend de la région. Jusqu'au bord de la mer en Irlande, ce qui n'est le cas pour la méditerranée. Il me semble qu'au sud de la Loire, une certaine altitude est nécessaire. Dans les Alpes je n'en ai jamais vu en dessous de 1500m, tandis qu'en Bretagne ils se plaisent dans les vallées et les collines de basse altitude.

Dans tous les cas il faut viser les prés où l'herbe n'est pas trop haute. La hauteur du champignon ne dépassant pas 10cm, il n'est guère possible d'en trouver quand l'herbe les cache, ou les empêche d'atteindre la lumière. D'après mes observations, le PS n'aime pas les herbes trop grasses ni trop vertes. De même, les terrains dans lesquels paissent les vaches et les chevaux ne semblent pas très indiqués. D'abord parce qu'on risque de déranger les animaux et surtout car on ne voit jamais pousser les PS sur les bouses ou le crottin. Les pâturages à mouton constituent un milieu propice, mais on sait que les ovins sont des vecteurs de la douve du foie (grave maladie parasitaire), raison supplémentaire donc pour ne pas cueillir de PS. Si vous avez repéré un champ, attendez donc le départ du bétail, laisser les bouses se décomposer pendant une saison ou plus avant de prospecter. 

La présence de trèfle, de luzerne ou de plantain n'est pas un bon indice non plus. Si l'herbe a été semée, si le champ est traité aux phytosanitaires, ou que le terrain a été travaillé ce n'est pas bon signe, même si certains terrains de golf semblent être le lieu de belles cueillettes outre-manche. 

Par contre, la présence d'herbes de différentes espèces, de différentes textures, la présence de joncs ou de chardons, la proximité de tourbières, un sol humide, riche et acide sont plutôt de bon aloi. Peut être les touffes d'herbe drue constituent elles le microclimat propice au développement de leur mycélium. Une fois le premier trouvé, le mieux est de se mettre à quatre pattes (en position ruminant) et d'inspecter cm par cm en prenant garde de n'écraser personne. Le PS vit en familles d'une douzaine d'individus d'âges et donc de couleur différentes, parfois plus, mais jamais en clusters de centaines d'individus, et rarement proches au point que leurs chapeaux se touchent.

Comment s'assurer que ce sont les bons ?

Le PS a le pied robuste et le chapeau bien attaché. Le pied du PS est blanc crème, allongé, jamais rectiligne ni violacé. Contrairement à d'autres champignons de même forme et de même taille le pied est plutôt élastique (retour à la forme initiale si il est plié) et résistant. Pincé entre le pouce et l'index, le pied ne s'écrase pas complètement, et si on tire le champignon par le chapeau, il ne se brise pas et l'ensemble du champignon s'arrache jusqu'au mycélium. Porté au nez, le PS frais écrasé dégage une fragrance caractéristique à la fois terreuse et herbeuse, très champêtre et pas désagréable, contrairement à certains faux amis qui eux ne sentent rien ou ont des odeurs plus farineuses. Quand il a pris l'humidité, la surface du chapeau devient visqueuse et a tendance à coller aux herbes, ou aux champignons voisins. Signe de reconnaissance : quand il est humide, il est possible de décoller une fine pellicule gélatineuse de la surface du chapeau. Avec la maturité le chapeau des PS  s'évase, mais le têton reste visible . Le chapeau ne peut en aucun cas se retourner comme un parapluie, même si en l'aidant (c'est le cas chez d'autres espèces semblables). 

La sporée du SP est de couleur sombre (entre marron violet et rouge profond). 
Observés au microscope spores ont une forme oblongue ou ovale ; ils sont longs de 10,5 à 15 microns et larges de 6,5 à 8,5 microns. (Texte et Photo Wikipedia).
De nombreux faux amis

Comme toujours les faux amis sont nombreux et très ressemblants. Mycènes, conocybes, panéoles etc poussent aux mêmes endroits et en même temps. Attention donc aux confusions. Un pied trop blanc, trop foncé, trop droit, trop fragile, trop court. Un têton peu marqué, des lamelles claires, un pied fragile suffisent en principe à les discriminer, mais les différences sont parfois bien subtiles. En cas de doute, voici un groupe FB pour faciliter l'identification : https://www.facebook.com/magicmushielearning et répondre à vos questions (in english). 

Ci-dessous 3 exemples de faux amis, à ne pas confondre. La liste reste ouverte.

A lire https://www.psychoactif.org/psychowiki/index.php?title=Comment_reconnaitre_le_psilocybe_semilanceata

Pour aller plus loin : 

https://www.gbif.org/occurrence/search?country=FR&taxon_key=5242507

https://openobs.mnhn.fr/openobs-hub/occurrences/search?q=%28dynamicProperties_diffusionGP%3A%22true%22%29&taxa=32628#tab_recordsView

Bonne recherche. Ouvrez l'œil et le bon, partagez vos photos !

lundi 24 octobre 2022

Les psychédéliques et la philosophie (1)

Dr Peter Sjöstedt-Hugues
Peter Sjöstedt est un philosophe anglo-scandinave influencé par Schopenhauer, Nietzsche et Whitehead spécialiste des domaines de la philosophie de l'esprit et de la métaphysique, notamment en ce qui concerne le panpsychisme et les états de conscience modifiés. Interviewé par Richard Marshall et Lindsay Jordan pour le blog 3:AM
Sjöstedt nous parle ici des psychédéliques et du 'problème difficile de la conscience', du panpsychisme, de la raison pour laquelle les psychédéliques sont source de nombreuses polémiques,  des raisons pour lesquelles l'utilisation du mot spirituel le met mal à l'aise, de Nietzsche, de la conscience et des hallucinations, de A.N. Whitehead et du mysticisme, de l'influence des drogues psychédéliques sur la philosophie, de la question de savoir si les psychédéliques sont des amplificateurs cognitifs, et enfin des questions éthiques liées aux psychédéliques.    [Traduction Ozias]

So, let’s freak out !

3:AM : Vous affirmez que l'expérience psychédélique tend à entamer les conceptions matérialistes de l'esprit. Comment comprenez-vous le "problème difficile de la conscience" et qu'est-ce que l'expérience psychédélique peut apporter à ce sujet ?

Peter Sjöstedt-H: Dans les années 1960, lorsque les psychédéliques sont devenus un moteur de transformation culturelle, le "problème difficile de la conscience" (problème de l'origine des qualia, c'est-à-dire du contenu subjectif de l'expérience d'un état mental) - découvert en 1995 - la plupart des philosophes et chercheurs universitaires de l'esprit l’auraient considéré comme une erreur de raisonnement, un faux problème. Ce problème concernant la relation entre la matière et l'esprit semblait aussi dénué de sens que celui du rapport entre la matière et les dieux pour un athée. Au milieu du XXe siècle, l'esprit était considéré comme réductible au comportement, à l'activité neuronale humaine, voire à de simples embrouilles linguistiques. Ainsi, la rencontre avec l'usage des psychédéliques, conduisant à des sommets de conscience, et du réductionnisme mental académique et condamnant la conscience à l'insignifiance, fut assurément conflictuelle. Je suis persuadé que les psychédéliques peuvent apporter beaucoup à la philosophie de l'esprit, de même qu’aux neurosciences cognitives et à la psychologie - mais le ‘problème difficile’ exige surtout des apports cognitifs plus objectifs. Néanmoins, les mécanismes mentaux psychédéliques pourront contribuer ultérieurement à cette réflexion.

Donc si nous considérons ce problème difficile de la conscience - en fin de compte le problème de savoir comment ce qui est descriptible spatio-temporellement (par exemple l'activité neuronale) peut causer, être causé par, avoir une cause commune avec, fonctionner en parallèle ou être identique à des corrélats mentaux qui sont essentiellement non descriptibles spatio-temporellement (par exemple le bleu) - nous constatons qu'aujourd'hui ce problème est étudié par le monde universitaire. Ce respect nouveau (ou retrouvé) a été favorisé par les impasses logiques rencontrées par les réductionnistes matérialistes.  Le behaviourisme matérialiste ne peut pas résister à la force de l'expérience psychédélique : soutenir que les états mentaux ne sont rien d'autre qu’un comportement physique lorsque l'on a fait l'expérience du moi multiples déchirant les confins du tout en visualisant la couleur du temps – et tout cela en étant allongé inerte - se présente comme une absurdité.

De plus, les psychédéliques ont beaucoup à offrir au niveau de la phénoménologie - l'analyse de l'expérience - car ils donnent accès à des zones mentales inexplorées. J'ai éprouvé [en trip] des émotions inconnues pour lesquelles il n'existe pas de mots mais seulement un souvenir. J'ai atteint des sommets d'émotions esthétique inimaginables, et encore moins expérimentables, pour les esthètes qui n'ont pas exploré cette voie. Le potentiel pour nous philosophes de l'esprit est immense car il nous fournit des esprits neufs : des états mentaux inédits et supérieurs.

La tentation classique, qui est de réduire tout cela à la matière-énergie - la dicibilité spatio-temporelle - semble ici insensée mais démontre notre propension naturelle à réduire l'inconnu au connu pour avoir l'esprit tranquille. Je soutiens que ce que nous appelons esprit et matière sont des abstractions d’une réalité concrète qui prend les deux aspects. Par conséquent, essayer de résoudre le problème difficile de la conscience en se demandant comment l'esprit peut émerger de la matière est futile, car c'est une tentative d'expliquer le concret à partir d'une abstraction de celui-ci - un peu comme essayer d'expliquer comment distinguer l'acidité par l’image du citron. La résolution du problème difficile de la conscience réside donc dans la compréhension de la nature de l'abstraction, et pas dans son mode d'émergence. Cela implique toutefois que la matière contienne des éléments de l'esprit - et pas seulement la matière du cerveau, mais toute la matière. Cette résolution conduit donc au panpsychisme.

3:AM : Vous êtes un partisan du panpsychisme, c'est-à-dire de l'idée que tout a une mentalité ou une sensibilité. En quoi le panpsychisme se distingue-t-il de l'animisme ?

Peter Sjöstedt-H: Il existe de nombreuses variétés de panpsychisme, et il en va de même pour l'animisme - mais une distinction généralement utile est que le panpsychisme est une doctrine philosophique alors que l'animisme est une doctrine religieuse. Le terme "animisme" a été inventé au XIXe siècle par Edward Tylor pour désigner ce qu'il considérait comme le type de religion le plus primitif, celui qui attribuait des âmes aux objets de la nature. Le terme "panpsychisme" a été inventé plus tôt par le philosophe de la Renaissance Francesco Patrizi, qui a fourni des arguments en faveur de sa plausibilité. Ainsi, au moins d'un point de vue historique, l'"animisme" a une connotation négative et religieuse qui s'oppose au "panpsychisme" qui a une connotation positive et logique. De nombreux penseurs de la Renaissance étaient favorables au panpsychisme, y compris Giordano Bruno, qui a fini sur le bûcher pour de telles hérésies en 1600.

3:AM : Vous faites une distinction entre ce que vous appelez "le Port humain des idées" et "l'Océan inhumain" de la conscience psychédélique. Pouvez-vous nous expliquer ce choix de métaphore, d'autant plus que vous ne prétendez pas que le Port  soit un lieu sûr ?

Peter Sjöstedt-H: Oui, j'écris dans mon livre que le Port n'est pas un refuge pour un nouménaute - un psychonaute philosophe - car même au retour des profondeurs de l’Océan, l'Océan fait de l'effet sur le marin qui en revient. Le retour des profondeurs psychédéliques peut conduire à une remise en question importante de la société dans laquelle on se trouve, avec ses idéologies, ses coutumes et ses morales. C'est là certainement un danger pour ceux dont le but est de se réconcilier avec leur culture. J'ai découvert depuis que le lauréat du prix Nobel Octavio Paz avait, au sujet de l'émancipation et du nihilisme, des idées proches de ce que les drogues psychédéliques peuvent apporter - en faisant référence à Nietzsche...

3:AM: Vous établissez un lien entre l'expérience psychédélique et l'idée que le cerveau transmet, plutôt qu'il ne produit, la conscience. C'est une idée proposée par le philosophe français Henri Bergson, lauréat du prix Nobel, et également un principe clé sous-jacent au roman utopique d'Aldous Huxley, L'île. Comment défendez-vous ce point de vue et quel lien faites-vous avec l'expérience psychédélique ?

Peter Sjöstedt-H : Mon intention dans ce chapitre était de développer de manière significative le lien établi par Aldous Huxley dans Les Portes de la Perception entre l'expérience psychédélique et la philosophie d'Henri Bergson, principalement d’après son magnum opus Matière et Mémoire. Les personnes qui évoluent dans les cercles psychédéliques ont toutes entendu parler de la théorie de la "valve réductrice" avancée par Huxley, mais peu d'entre elles connaissent cette théorie en détail et savent comment elle peut être appliquée à l'état psychédélique. J'ai beaucoup de affinités avec la philosophie de Bergson, même si je ne dirais pas que je l'accepte sans y apporter quelques modifications importantes. Quoi qu'il en soit, le point principal en est que la mémoire consciente ne peut pas, en toute logique, être "stockée" dans la matière, que toute conscience implique la mémoire, que la relation entre le sujet et l'objet est celle de la partie au Tout plutôt que celle entre la représentation et l'objet, et que la fonction du cerveau est simplement de canaliser les processus de l'extérieur vers les processus à l'intérieur du corps et peut être en sens inverse aussi. Selon cette hypothèse, nous devrions constater une corrélation entre l'esprit et le cerveau bien que le cerveau ne produise pas l'esprit.

La fonction du corps est d'extraire de l'ensemble de la mémoire, ce que Huxley appelle le "mind-at-large", une sélection qui peut être utilisée à des fins pratiques courantes. Lorsque nous dormons, et à l’endormissement, ce besoin pratique disparaît, et la mémoire devient alors plus libre et arbitrairement accessible. Je soutiens dans mon livre que la consommation de psychédéliques interrompt le fonctionnement pratique habituel du corps, de sorte que ce que l'on appelle l'esprit au sens large se présente de façon encore plus manifeste qu’au cours des rêves ou des hallucinations hypnagogiques. Il est intéressant de noter que, bien que Bergson n'ait pas, à ma connaissance, ingéré de substances psychoactives, il a néanmoins fait un rêve très psychédélique qu'il a raconté à William James dans une lettre, incitant ce dernier à poursuivre son étude de "la valeur noétique des états mentaux anormaux".

3:AM: Vous parlez de l'interprétation de l'expérience spirituelle comme un acte influencé par la culture. Que pensez-vous de l'utilisation du mot "spiritualité" dans le contexte de l'expérience psychédélique ?

Peter Sjöstedt-H: Ce mot de spiritualité me met mal à l'aise. Bien que le Spiritualisme ait été utilisé au cours des derniers siècles dans le registre des arts et des humanités, il semble aujourd'hui être revenu à ses racines dualistes, ce qui cause mon inquiétude. Il implique une division fondamentale entre le corps et l'esprit, et un tel dualisme suppose une ontologie qui me parait éloignée des psychédéliques - malgré mes influences bergsoniennes. Je devrais dire que l'expérience psychédélique est semblable à une expérience spirituelle, bien que je préfère pour cette dernière l'appellation d'état de conscience modifié pour éviter de pré-cadrer la discussion.

3:AM : Votre propre expérience psychédélique vous a donné un aperçu au-delà du dualisme du bien et du mal, n'est-ce pas ? Pourriez-vous en dire un peu plus à ce sujet, et comment votre expérience vous a conduit à établir des liens entre l'acceptation de soi et le nihilisme de Nietzsche ?

Peter Sjöstedt-H : De la même façon qu’une haute dose de Nietzsche, l'expérience psychédélique arrache la personne à sa culture et l’ouvre à des réflexions nouvelles. J'ai mentionné comment une telle expérience peut conduire à la remise en question de son milieu métaphysique implicite, mais cela peut aussi amener la personne à remettre en question son environnement éthique. Si les coutumes de son époque et de son lieu semblent absurdement arbitraires après avoir fait l'expérience d'états apparemment célestes, il n'est pas exagéré de commencer à remettre en question l'objectivité de la morale dans laquelle on a été élevé. À ce stade, l'expérience psychédélique et l'anti-moralisme de Nietzsche se croisent. L'analyse d'un tel anti-moralisme est contenue dans le chapitre de mon livre intitulé Neo-Nihilisme, un texte qui a donné naissance à un super-héros Marvel - et qui conduit au transhumanisme psychédélique de l’avenir.

3:AM : Vous dites que le fait de priver les philosophes de l'esprit d'accès aux substances psychédéliques reviendrait à priver les musiciens de leurs instruments. En quoi considérez-vous les substances psychédéliques essentielles à la philosophie de l'esprit, et comment cela se traduit-il dans vos relations avec les philosophes ignorants l'expérience psychédélique ?

Peter Sjöstedt-H : En plus de ce que j'ai dit précédemment, je devrais ajouter que les psychédéliques peuvent contribuer à l'étude des domaines suivants.

L'étude des corrélats neuronaux de la conscience, et de la nature de cette corrélation, a déjà fourni des données intéressantes à partir de la consommation de psychédéliques. Par exemple, il a été constaté qu'une diminution d'activité cérébrale peut entraîner une "augmentation" de l'activité mentale - selon les principes bergsoniens. Il a été constaté que les visions sous l'influence du LSD sont corrélées à des régions du cerveau autres que le "cortex visuel". Ce seul fait a des conséquences sur ce que l'on appelle en philosophie de l'esprit la "réalisation multiple" - un concept qui s'est d'abord imposé pour ébranler la théorie de l'identité psycho-neurale qui prévalait au milieu du vingtième siècle : des qualia, par exemple une couleur, peuvent être réalisés par de multiples types de cellules et ne sont donc pas propres à une structure particulière. Dans le même ordre d'idées, on peut citer le cas intéressant du psychédélique Salvia divinorum ("la sauge du devin") : il présente une structure moléculaire très différente de celle de la plupart des autres composés psychédéliques, sans que ses effets ne soient pour autant très différents. D'autres applications de l'expérience psychédélique concernent les questions de causalité mentale et d'épiphénoménisme, ainsi que le débat millénaire sur la réalité des universaux. En ce qui concerne ce dernier point, je renvoie à mon article sur Whitehead et l'expérience psychédélique dans lequel je me concentre sur la variété d'universaux de Whitehead : les " objets éternels ".

J'ai mentionné précédemment certaines des possibilités inexplorées de la phénoménologie et de l'esthétique. Pour en revenir à la phénoménologie, j'ajouterais que l'étude du soi phénoménologique peut progresser considérablement grâce à l'introspection psychédélique au cours de laquelle le soi s’effiloche ou se dissout. De même, notre expérience subjective du temps peut être radicalement modifiée. J'ai même émis l'hypothèse, en accord avec la vision non-représentationaliste de la perception de Whitehead et Bergson, que l'expérience psychédélique pourrait fournir une voie expérimentale plutôt que simplement intellectuelle pour sortir du solipsisme.

Pour ce qui concerne l'esthétique, j'ajouterais que les discussions sur le sublime, lancées il y a deux siècles par Burke, Kant, Schopenhauer et autres, peuvent maintenant être poursuivies à la lumière des expériences psychédéliques. Kant est connu pour avoir affirmé que les cieux étoilés remplissaient son esprit d'un émerveillement et d'une crainte toujours plus grands - de tels sentiments sublimes peuvent maintenant être amplifiés et aliénés, puis analysés une fois de plus en utilisant une expérience plus profonde [un microscope mental].

Lorsque je parle du merveilleux potentiel des psychédéliques avec des philosophes naïfs de leur usage, ils manifestent presque toujours une vive curiosité. Pourtant, ils hésitent à concrétiser ce projet pour diverses raisons, dont bien sûr l’illégalité des substances et les mises en gardes médicales découlant principalement d’une propagande historique - ils ne veulent pas risquer la santé de leur esprit, leur outil de travail. Et ils me disent souvent cela en buvant de l'alcool, drogue dont les dangers sont médicalement établis. Les possibilités de financement sont l’autre raison de cette hésitation. Si les psychédéliques étaient décriminalisés, les financements deviendraient plus accessibles et nous verrions alors sans doute un florissement du nombre d’études.

3:AM: Beaucoup de gens pensent aux hallucinations lorsqu'ils considèrent les substances psychédéliques ; ils pensent qu'on voit des choses qui "ne sont pas vraiment là". Vous soutenez que la conscience quotidienne ordinaire est une hallucination, dans le sens où elle est une perspective fragmentaire de la réalité. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur la relation - telle que vous la concevez - entre hallucination et conscience ?

A.N. Whitehead
PS : Personne ne peut nier que nos perceptions de l'environnement se limitent à une mince fraction de tout ce qui existe - l'étroite bande de fréquences électromagnétiques que nous percevons comme des couleurs en est l'exemple typique. Déjà, notre conscience perceptive, n'est pas une image de la totalité du réel, mais simplement une abstraction ou une extraction transformée. Outre cette distorsion perceptive de la réalité, il existe souvent une distorsion conceptuelle, à laquelle A.N.Whitehead fait référence par le biais de sophismes tels que celui du caractère concret erroné et celui de la simple localisation. Un excellent exemple du premier est lié au panpsychisme dont nous avons parlé plus haut : nous considérons généralement la "matière" que nous voyons autour de nous comme étant théoriquement comprise dans le cadre d'une description spatio-temporelle, mais cette hypothèse ne fait que conduire à des paradoxes ultérieurs entre l'esprit et la matière, tels que le « Hard Problem of Consciousness ». Il semble donc que nos perceptions communes et nos représentations communes fournissent trop peu à notre conscience - et c'est en ce sens que je veux dire que la conscience peut être considérée comme une hallucination : nous confondons le spectre avec le réel.

Les psychédéliques permettent une déstructuration de cette conscience ordinaire, et ils semblent parfois nous apporter une plus grande variété de perception, de représentation, de sentiment, etc. qui peuvent enrichir le quotidien de la conscience. La question de la véracité des phénomènes ineffables dotés d'une existence autonome est une des tâches de la théologie de demain.

3:AM: Vous notez que la représentation que  A.N. Whitehead a de la philosophie, est d’être mystique, et que son but était de rationnaliser le mysticisme. Qu'est-ce que cela signifie de rationaliser le mysticisme ?

PS: La description de Whitehead fait référence à son concept de la philosophie : la découverte et le développement de nouvelles idées qui transcendent et qui transgressent les lieux communs des idées anciennes et traditionnelles. Au départ, de telles idées sont mystiques dans le sens où elles sont nouvelles et font donc partie de l'inconnu. C'est alors le rôle de la philosophie d'examiner puis de rationaliser ces états et idées originellement mystiques. La phénoménologie psychédélique serait, à mon avis, une démarche essentielle à cette rationalisation du mysticisme. Je dois ajouter que "rationaliser" ne signifie pas ici réduire, comme dans la connotation de l'expression courante "expliquer rationnellement". Plutôt que de réduire à ce qui est une connaissance établie, 'rationaliser' signifie ici augmenter la connaissance à la fois en termes de contenu et de structure.

3:AM : Vous parlez de l'intuition d'unité et de place dans l'univers que procure l'expérience psychédélique et mystique, ce qui suggère une vision du monde psychédélique spécifique - une vision de paix et d'acceptation, peut-être. Cela semble en contradiction avec la volonté de puissance de Nietzsche, mais vous dites que les deux doivent s'entrecroiser. Pouvez-vous développer ?

PS : L’intuition d'unité et de connexion avec le Tout est fréquemment rapportée après l'absorption de fortes doses de psychédéliques. La question de la véracité de cette intuition reste ouverte. L'intuition s'accorde bien avec la philosophie de Schopenhauer car ici la différenciation est conditionnée par les délimitations spatiales et temporelles, mais l'espace et le temps ne sont que des projections de l'esprit sur la réalité - de sorte que la réalité en elle-même reste Une, en une sorte d'hénologie. Nietzsche a beaucoup emprunté à Schopenhauer, mais a rejeté une telle hénologie. Les volontés de puissance sont multiples et ne sont harmonisées que dans une moindre mesure et pour former des structures de puissance supérieures, comme celle de l'organisme humain. Je devrais donc dire que la vision du monde hénologique induite par les psychédéliques est incompatible avec la philosophie du pouvoir tardive de Nietzsche. Je suis personnellement convaincu de la volonté de puissance, avec des réserves, mais je rejette donc la véracité d'une telle hénologie. En outre, les tentatives de renoncer à la volonté (ou à l'ego) en se référant à une unité perçue sont elles-mêmes un moyen de la volonté de puissance. En fin de compte, l'unité et la multiplicité font toutes deux partie du modus operandi de la nature, et rabaisser l'une ou l'autre revient à rabaisser la nature elle-même.

3:AM: Vous avez écrit sur l'utilisation par Nietzsche de drogues psychotropes - en particulier l'hydrate de chloral - et sur d'autres philosophes qui vous ont influencé, comme William James qui soutenait que l'ivresse au protoxyde d'azote était la clé des secrets de la religion et de la philosophie. Et vous avez suggéré que les Grecs de l'Antiquité tripaient tous en même temps qu'ils travaillaient. Dans quelle mesure pensez-vous que la philosophie occidentale a pu être influencée par les substances psychotropes ?

PS : J'ai supposé que Platon avait ingéré des substances psychoactives dans la potion kykeon que les initiés devaient boire lors des mystères éleusiniens. Que ce kykeon ait contenu ce que nous appellerions aujourd'hui une substance psychédélique est plus plausible que son contraire, pour de nombreuses raisons. Les visions de Platon sont rapportées dans son Phédon, également connu sous le nom de "Sur l'âme", où Platon parle de l'intuition de la dualité corps-âme qu'il cherche ensuite à justifier rationnellement dans le dialogue, parallèlement à sa théorie des formes. Si l'on accepte la boutade de A. N. Whitehead selon lequel la tradition philosophique européenne consisterait en une série de notes de bas de page sur Platon, on peut alors justifier l'importance des psychédéliques pour la philosophie telle que nous la connaissons. L'autoproclamé "philosophe chimique" Humphry Davy a écrit en 1800 un traité sur les ramifications philosophiques de la prise d'oxyde nitreux, se rangeant du côté des idéalistes - et par la suite nous pouvons suivre une lignée de philosophes qui ont expérimenté les psychotropes. Parmi eux, citons Nietzsche, James, W Benjamin, Jünger, Paz, Sartre, Foucault et Nick Land, entre autres. William James a d'ailleurs écrit que la philosophie de Hegel ne lui est apparue clairement que sous l'influence du protoxyde d'azote. Dans les années 1950, Aldous Huxley, le psychiatre Humphrey Osmond (qui a inventé le terme "psychédélique") et le neuro-philosophe John Smythies ont failli créer un précédent philosophico-psychédélique avec leur projet "Outsight" : d'éminents penseurs devaient être réunis pour prendre de la mescaline sous supervision et enregistrer leurs expériences. Malheureusement, le financement de ce projet n'a jamais été accordé – ce qui est bien dommage car les participants invités et enthousiastes comprenaient C. D. Broad, A. J. Ayer, H. H. Price, J. C. Ducasse, Gilbert Ryle, Carl Jung et Albert Einstein.

3:AM : Vous décrivez le mode d'esprit psychédélique comme plus libre, moins concentré. Quelle est votre position sur l'utilisation de substances psychédéliques en tant que stimulants cognitifs ?

PS : En ce moment, il y a beaucoup de discussions autour du "microdosage" : prendre des psychédéliques en quantités infimes pour améliorer la cognition, ceci dans la veine des nootropes. Savoir si le microdosage est efficace en tant que tel est une question empirique sur laquelle plusieurs études sont lancées. S'il s'avère - comme beaucoup le prétendent - que le microdosage est efficace pour stimuler la mémoire, l'intelligence logique, les aptitudes artistiques, etc. alors, comme la plupart des transhumanistes, je suis favorable à son utilisation caeteris paribus. .../.... Les nootropes sont déjà utilisés par les militaires - par exemple, l'armée de l'air américaine utilise le modafinil - et il se pourrait donc que, contrairement aux valeurs contre-culturelles des années 60, le LSD soit utilisé à des fins militaires. Je dois ajouter que le macrodosage, c'est-à-dire l'utilisation des doses habituelles, agit aussi assurément comme un stimulant cognitif - non seulement pendant l'expérience elle-même, mais aussi comme une incitation à la créativité. J'ai soutenu ailleurs, par exemple, que certaines parties du Zarathoustra de Nietzsche ont été inspirées par des rêves induits par l'opium.

.../...

3:AM: Et quelles sont, selon vous, les questions éthiques liées à ces états de conscience modifiés. Considérez-vous qu'ils ne sont une opportunité éthique, ou ont-ils leur côté obscur? Après tout, la plupart des technologies ont un effet Frankenstein.

PS : En tant que Nietzschéen, je reste persuadé qu’il y a un côté obscur : ‘avec la grandeur vient la terreur’, comme il aimait le dire. Il y a un côté sombre à l'expérience psychédélique qui est en grande partie éludé dans l’engouement actuel du psychédélisme thérapeutique. En trip, j'ai connu des abimes de terreurs sublimes comparé auxquelles les vers de Milton sont à l’eau de rose. En fait, pour le théologien Rudolf Otto, plonger dans l’âbime est une condition préalable à une vraie révélation empyrée. Je comprends que pour beaucoup de gens, de tels risques constituent une ligne rouge qui empêche l'expérimentation. J'imagine aussi que pour d'autres, de telles expériences peuvent être psychologiquement dommageables, surtout si le patient a des croyances religieuses. Ernst Jünger pensait que les psychédéliques ne devaient pas être utilisés par la majorité des gens, et peut-être se montre-t-il plus sage qu’injuste en ce psychonautisme élitiste . 

En dehors des questions liées aux côtés sombres de l'expérience, il reste beaucoup d'autres questions éthiques à discuter ici, comme le droit à la liberté cognitive, les causes et les effets de la prohibition, les changements possibles de perspectives politiques après l'utilisation de psychédéliques, la nécessaire harmonisation des lois sur les psychédéliques avec les lois sur l'alcool, la différenciation de classe potentielle à l’instar des nootropes, le conflit potentiel avec les croyances religieuses, et ainsi de suite. Je le répète, tout ce domaine est fertile pour une réflexion approfondie.

Interview by Richard Marshall and Lindsay Jordan. Traduction : Ozias Myssos

https://www.3-16am.co.uk/articles/the-noumenaut-psychedelics-and-philosophy

Même sujet, même média, autre article :

https://www.3-16am.co.uk/articles/psychedelics-and-philosophy