samedi 14 décembre 2013

Le goût des mots.

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes:
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre; E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges:
- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! -


A. Rimbaud


Françoise Héritier s'interroge sur la langue, le "goût des mots" et  le sens que chacun donne leur donne. Le sens caché des mots. Son propos est de montrer  que notre corps, notre histoire sont au centre du langage. 
Par exemple, Rhododendron évoque pour elle un dragon bouffi avec trop de pattes et pas assez de feu. Une sorte de bouledogue ventru et boudiné qui, du bout de sa laisse, menace mais ne mord pas.  Miracle, est un mot qui racle, et c'est un peu dur à avaler... etc.
Ainsi, chacun peut mettre derrière les mots quelque-chose qui lui est propre. Au cours d'une conversation, d'un dialogue, c'est comme si on parlait la même langue mais que chacun entende une langue différente. La Tour de Babel est en nous constamment et partout. 
L'artifice du langage figé dans un code est fait pour nous permettre de vivre en société, ensemble. Cependant, même si on cerne au plus près une vérité collective, il existe à chaque fois des glissements qui font que ce n'est pas la même chose qui est entendue. C'est une erreur de croire que l'on se comprend toujours tout intégralement et en totalité.  Il y a toujours un espace flou qui tient à la singularité de chacun, à son histoire, à son éducation, à ses souvenirs. Jamais personne n'entendra la même chose que quelqu'un d'autre.
Chacun se glisse dans les mots à sa manière. en étant confronté à une double nécessité. Celle du bonheur d'être seul à donner tel sens à tel mot et également celle du bonheur à entrer dans les vieilles pantoufles que sont les lieux communs, les expressions toute-faites. Avec les vieilles expressions je sais qu'on va se comprendre de suite. Avec le sens que je donne aux mots, je conserve l'intégrité du paysage en moi.
Donner de la valeur à ce que l'on a vu, dit, aimé comme à ce qu'on est en train de dire, c'est se reconnaître la capacité à se créer un monde intérieur. La 'parlure', ce dialogue que nous entretenons avec nous même, avec nos mots, nous donne conscience d'être et estime de nous.

Alors, Goûtons les mots, aimons les et aimons nous  !

Ozias
http://www.franceinter.fr/emission-lheure-des-reveurs-francoise-heritier
PS: Françoise Héritier est professeur honoraire au Collège de France. Elle a été directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales et présidente du Conseil national du sida. 

"Je suis entouré de mots dans une forêt bruissante où chacun se démène pour attirer l'attention et prendre le dessus, retenir, intriguer, subjuguer, et chacun aspire à ces échappées belles. Comme si on les sortait de leur prison. On entre dans le domaine de la joie pure. Tous ces mots qui dansent, se déhanchent, se désintègrent, ondulent autour de moi et m'entraînent dans la grande ronde de la fantaisie première. Avec le bricolage surprenant et inattendu des figures qui surgissent alors, on entre dans le grand capharnaüm de la liberté créatrice où tout est permis. […] En jouant avec les mots, je recrée la jouissance de Babel, comme le fait l'enfant qui ne veut pas choisir entre son désir de comprendre exactement ce qui se passe et ce qui se dit autour de lui, et la tentation constante du merveilleux ésotérique auquel il est seul à conférer un sens. […] Les sons sont porteurs de sens. À nous d'en tirer parti pour créer un monde qui nous confronte sans cesse à la myriade étonnante de corrélations compliquées qui s'établissent entre les sons, les couleurs, les saveurs, les odeurs, les touchers, les perceptions intimes et viscérales, les émotions et la pensée consciente. Nous avons ce trésor à explorer plus avant et nous le laisserions en friche ? On ne sort pas du jeu. On l'alimente, comme le feu." (Françoise Héritier, Le goût des mots, éditions Odile Jacob)

Pour illustrer, juste après, un texte de COLETTE, « Le curé sur le mur », La Maison de Claudine, 1922.

À huit ans, j'étais curé sur un mur.
Le mur, épais et haut, qui séparait le jardin de la basse-cour,et dont le faîte, large comme un trottoir, dallé à plat, me servait de piste et de terrasse, inaccessible au commun des mortels. Eh oui, curé sur un mur. Qu'y a-t-il d'incroyable? J'étais curé sans obligation liturgique ni prêche, sans travestissement irrévérencieux, mais, à l'insu de tous, curé. Curé comme vous êtes chauve, monsieur, ou vous, madame,arthritique.

Le mot «presbytère» venait de tomber, cette année-là, dans mon oreille sensible, et d'y faire des ravages. « C'est certainement le presbytère le plus gai que je connaisse... » avait dit quelqu'un. Loin de moi l'idée de demander à l'un de mes parents : « Qu'est-ce que c'est, un presbytère ?» J'avais recueilli en moi le mot mystérieux, comme brodé d'un relief rêche en son commencement, achevé en une longue et rêveuse syllabe... Enrichie d'un secret et d'un doute,je dormais avec le mot et je l'emportais sur mon mur. «Presbytère ! » Je le jetais, par-dessus le toit du poulailler et le jardin de Miton, vers l'horizon toujours brumeux de Moutiers. Du haut de mon mur, le mot sonnait en anathème : « Allez ! vous êtes tous des presbytères ! » criais-je à des bannis invisibles. Un peu plus tard, le mot perdit de son venin, et je m'avisai que « presbytère» pouvait bien être le nom scientifique du petit escargot rayé jaune et noir... Une imprudence perdit tout, pendant une de ces minutes où une enfant, si grave, si chimérique qu'elle soit, ressemble passagèrement à l'idée que s'en font les grandes personnes...
- Maman ! regarde le joli petit presbytère que j'ai trouvé !
- Le joli petit... quoi ?
- Le joli petit presb…
Je me tus, trop tard. Il me fallut apprendre - « Je me demande si cette enfant a tout son bon sens… » - ce que je tenais tant à ignorer, et appeler « les choses par leur nom... »
- Un presbytère, voyons, c'est la maison du curé.
- La maison du curé… Alors, M. le curé Millot habite dans un presbytère ?
- Naturellement. .. Ferme ta bouche, respire par le nez... Naturellement, voyons…
J'essayai encore de réagir... Je luttai contre l'effraction, je serrai contre moi les lambeaux de mon extravagance, je voulus obliger M. Millot à habiter, le temps qu'il me plairait, dans la coquille vide du petit escargot nommé « presbytère… »
- Veux-tu prendre l'habitude de fermer la bouche quand tu ne parles pas ? A quoi penses-tu ?
- À rien, maman...
…Et puis je cédai. Je fus lâche, et je composai avec ma déception. Rejetant le débris du petit escargot écrasé, je ramassai le beau mot, je remontai jusqu'à mon étroite terrasse ombragée de vieux lilas, décorée de cailloux polis et de verroteries comme le nid d'une pie voleuse, je la baptisai « Presbytère », et je me fis curé sur le mur.


" Je ne veux pas de mots inventés par quelqu’un d’autre. Tous les mots ont été inventés par les autres. Je revendique mes propres bêtises, mon propre rythme et des voyelles et des consonnes qui vont avec, qui y correspondent, qui soient les miens. Si une vibration mesure sept aunes, je veux, bien entendu, des mots qui mesurent sept aunes. Les mots de Monsieur Dupont ne mesurent que deux centimètres et demi. On voit alors parfaitement bien comment se produit le langage articulé. Je laisse galipetter les voyelles, je laisse tout simplement tomber les sons, à peu près comme miaule un chat… Des mots surgissent, des épaules de mots, des jambes, des bras, des mains de mots. AU. OI. U. Il ne faut pas laisser venir trop de mots. Un vers c’est l’occasion de se défaire de toute la saleté. Je voulais laisser tomber le langage lui-même, ce sacré langage, tout souillé, comme les pièces de monnaies usées par des marchands. Je veux le mot là où il s’arrête et là où il commence. Dada, c’est le cœur des mots. Toute chose a son mot, mais le mot est devenu une chose en soi. Pourquoi ne le trouverais-je pas, moi ? Pourquoi l’arbre ne pourrait-il pas s’appeler Plouplouche et Plouploubache quand il a plu ? Le mot, le mot, le mot à l’extérieur de votre sphère, de votre air méphitique, de cette ridicule impuissance, de votre sidérante satisfaction de vous-mêmes. Loin de tout ce radotage répétitif, de votre évidente stupidité. Le mot, messieurs, le mot est une affaire publique de tout premier ordre. "

Hugo Ball, Zurich, le 14 juillet 1916

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