vendredi 6 juin 2014

le cadavre et la viande

'Sauf à être végétariens, nous mangeons tous du cadavre. L'acte de s'alimenter est devenu suffisamment civilisé pour que 'rien ne rappelle le cadavre dans le produit consommé'.  Dès lors que l'on part du principe que cette condition n'est point naturelle, se pose la question du tolérable et de l'intolérable en matière de nécrophagie. Aujourd'hui la distance est maximale entre nous et le cadavre, mais aussi entre le cadavre et la viande. Reste à voir par quels liens une continuité entre viande et cadavre reste perceptible.


Santé, sacré et gastronomie

Que disent les producteurs de normes au sujet de la place de la viande dans l'alimentation et sa relation avec le cadavre ? 
Les religions monothéistes posent de nombreux interdits alimentaires dont nous retiendrons les deux principaux :  L'anthropophagie "tu ne mangeras point ton prochain" et l'interdiction de consommer de la viande qui n'a pas été saignée et par extension "aucune bête crevée" (dont le sang n'a pas été versé).
Le second "grand" discours est celui tenu par la médecine. Pour la diététique classique, la viande est est l'aliment le plus "restaurateur". Celui qui permet le mieux de fabriquer du pareil, c'est à dire le corps du mangeur. On différencie dans la diététique classique les chairs terrestres pesantes des chairs des volatiles, plus digestes ou du poisson considéré comme la viande la plus digeste- et la moins sanguine-. Cette gradation renvoie non seulement au sang, mais à la couleur de la viande plus ou moins foncée , du blanc au noir (le gibier) en passant par le rouge. La diététique classique rejette tout ce qui, dans la cuisine ou l'alimentation,  pourrait déclencher ou hâter la corruption des chairs ou des humeurs. Elle cherche à protéger le corps de la contagion putride dont sont susceptibles les aliments. 

Sensibilités, sens et dégoûts en cuisine

Tripes Gregory Jacobsen
Avec la modernité ce n'est pas tant le corps mort qui devient intolérable, c'est la putréfaction qui heurte les sensibilités et met en péril la santé publique par ses émanations miasmatiques.  Ainsi au XVIIIème siècle le rejet croissant des odeurs méphitiques et mortifères l'espace public s'exprime dans ces mots de Pietro Verri : " Les chairs lourdes ou visqueuses, l'ail, les oignons, les drogues fortes, les mets salés, les truffes, et autres poisons de la nature humaine ../.. Aucun aliment sentant fortement n'est admis à notre table et toute herbe est proscrite, qui en pourrissant dégagerait une mauvaise odeur; c'est pourquoi les fromages, et les choux de toute espèce en sont proscrits".
Une autre façon de voir les choses est de s’intéresser aux parties, aux morceaux qui évoquent le cadavre. C'est le cas des tripes, des viscères et des abats . ces bas morceaux deviennent dès le XVIIIème siècle la viande du pauvre. La tripe se réfugie dans la cuisine populaire, le mou devient une nourriture animale et seuls subsistent sur les tables distinguées les ris. De plus en plus on désire des morceaux sans référence brutale au vivant.  Mais la tripe, rappelle t'elle le mort, ou le vivant ?

Le faisandé, distinction ou perversion ?

Gibier. Thomàs Yepes.
Avec le faisandé le cadavre entre ouvertement, triomphalement, dans l'art culinaire. La charogne devient délice. Si la prudence diététique est recommandée, si la consommation de faisandé est réservée aux fortes natures en vertu des vieilles peurs humorales, deux qualités en justifient la pratique  ; l'attendrissement des chairs et l'élaboration du goût. L'amateur de faisandé ne se recrute d'évidence pas parmi les "personnes délicates" mais dans une sphère robuste et virile -celle de la chasse et de la conquêt- ce qui n'exclue pas le raffinement de la table et du goût. La limite est ténue entre raffinement et perversion; le fromage , qui n'a rien d'aristocratique, n'est pas jugé avec plus d'indulgence que la viande quand il est "avancé.
Tantôt associé à une nourriture déclassée, donc prolétaire, tantôt à un plat de gourmet, le putréfié rassemble toutes les ambiguïtés et les questions encore sans réponses des rapports entre le cadavre et l'art culinaire.

D'après "La mort à l'oeuvre"  Anne Carol, 'De l'art d'accommoder les restes'.

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