mercredi 30 décembre 2015

The Raven (le corbeau)

Qui sommes-nous ? Qui suis-je ? Qu’est-ce qui me pousse à faire ce que je ne devrais pas ? Qu’est-ce qui attire irrésistiblement vers le « mauvais côté » ? D’où viennent les forces d’auto-destruction ? Et le fatal désir pour ce qu’on ne peut avoir…
C'est toute la thématique de 'the Raven' (le corbeau), album concept (2003) de Lou Reed écrit en hommage à Edgard Poe  et illustré au pastel et crayon de couleur en 2009 par Lorenzo Mattotti .









Le Corbeau d'Edgard Poe (publié en 1845) traduit ici par Baudelaire :

« Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d’une doctrine oubliée, pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapotement, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre. « C’est quelque visiteur, — murmurai-je, — qui frappe à la porte de ma chambre ; ce n’est que cela, et rien de plus. »

.../...

Je poussai alors le volet, et, avec un tumultueux battement d’ailes, entra un majestueux corbeau digne des anciens jours. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne s’arrêta pas, il n’hésita pas une minute ; mais, avec la mine d’un lord ou d’une lady, il se percha au-dessus de la porte de ma chambre ; il se percha sur un buste de Pallas juste au-dessus de la porte de ma chambre ; — il se percha, s’installa, et rien de plus.

Alors cet oiseau d’ébène, par la gravité de son maintien et la sévérité de sa physionomie, induisant ma triste imagination à sourire : « Bien que ta tête, — lui dis-je, — soit sans huppe et sans cimier, tu n’es certes pas un poltron, lugubre et ancien corbeau, voyageur parti des rivages de la nuit. Dis-moi quel est ton nom seigneurial aux rivages de la Nuit plutonienne ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

Je fus émerveillé que ce disgracieux volatile entendît si facilement la parole, bien que sa réponse n’eût pas un bien grand sens et ne me fût pas d’un grand secours ; car nous devons convenir que jamais il ne fut donné à un homme vivant de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre, unoiseau ou une bête sur un buste sculpté au-dessus de la porte de sa chambre, se nommant d’un nom tel que Jamais plus !

Mais le corbeau, perché solitairement sur le buste placide, ne proféra que ce mot unique, comme si dans ce mot unique il répandait toute son âme. Il ne prononça rien de plus ; il ne remua pas une plume, — jusqu’à ce que je me prisse à murmurer faiblement : « D’autres amis se sont déjà envolés loin de moi ; vers le matin, lui aussi, il me quittera comme mes anciennes espérances déjà envolées. » L’oiseau dit alors : « Jamais plus ! »

Tressaillant au bruit de cette réponse jetée avec tant d’à-propos : « Sans doute, — dis-je, — ce qu’il prononce est tout son bagage de savoir, qu’il a pris chez quelque maître infortuné que le Malheur impitoyable a poursuivi ardemment, sans répit, jusqu’à ce que ses chansons n’eussent plus qu’un seul refrain, jusqu’à ce que le De profundis de son Espérance eût pris ce mélancolique refrain : Jamais, jamais plus !

Mais, le corbeau induisant encore toute ma triste âme à sourire, je roulai tout de suite un siège à coussins en face de l’oiseau et du buste et de la porte ; alors, m’enfonçant dans le velours, je m’appliquai à enchaîner les idées aux idées, cherchant ce que cet augural oiseau des anciens jours, ce que ce triste, disgracieux, sinistre, maigre et augural oiseau des anciens jours voulait faire entendre en croassant son Jamais plus !

Je me tenais ainsi, rêvant, conjecturant, mais n’adressant plus une syllabe à l’oiseau, dont les yeux ardents me brûlaient maintenant jusqu’au fond du cœur ; je cherchais à deviner cela, et plus encore, ma tête reposant à l’aise sur le velours du coussin que caressait la lumière de la lampe, ce velours violet caressé par la lumière de la lampe que sa tête, à Elle, ne pressera plus, — ah ! jamais plus !

Alors il me sembla que l’air s’épaississait, parfumé par un encensoir invisible que balançaient des séraphins dont les pas frôlaient le tapis de la chambre. « Infortuné ! — m’écriai-je, — ton Dieu t’a donné par ses anges, il t’a envoyé du répit, du répit et du népenthès dans tes ressouvenirs de Lénore ! Bois, oh ! bois ce bon népenthès, et oublie cette Lénore perdue ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »


« Prophète ! — dis-je, — être de malheur ! oiseau ou démon, mais toujours prophète ! que tu sois un envoyé du Tentateur, ou que la tempête t’ait simplement échoué, naufragé, mais encore intrépide, sur cette terre déserte, ensorcelée, dans ce logis par l’Horreur hanté, — dis-moi sincèrement, je t’en supplie, existe-t-il, existe-t-il ici un baume de Judée ? Dis, dis, je t’en supplie ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Prophète ! — dis-je, — être de malheur ! oiseau ou démon ! toujours prophète ! par ce Ciel tendu sur nos têtes, par ce Dieu que tous deux nous adorons, dis à cette âme chargée de douleur si, dans le Paradis lointain, elle pourra embrasser une fille sainte que les anges nomment Lénore, embrasser une précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore. » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

« Que cette parole soit le signal de notre séparation, oiseau ou démon ! — hurlai-je en me redressant. — Rentre dans la tempête, retourne au rivage de la Nuit plutonienne ; ne laisse pas ici une seule plume noire comme souvenir du mensonge que ton âme a proféré ; laisse ma solitude inviolée ; quitte ce buste au-dessus de ma porte ; arrache ton bec de mon cœur et précipite ton spectre loin de ma porte ! » Le corbeau dit : « Jamais plus ! »

Et le corbeau, immuable, est toujours installé, toujours installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre ; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d’un démon qui rêve ; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher ; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s’élever, — jamais plus !





Le CORBEAU, revu par Lou Reed

Une nuit comme une autre, alors que las et faible j'examinais
De nombreux et curieux recueils consacrés à un savoir ancien -
Tout en piquant du nez, presque assoupi, j'entendis soudain des coups
Comme si quelqu'un frappait, frappait doucement à ma porte.
"Ce doit être un visiteur", dis-je tout bas, "qui frappe à ma porte -
juste ça, oui et peur importe."

En marmonnant je me levai faiblement (j'avais toujours eu du mal à dormir)
Me redressant tant bien que mal, l'esprit inquiet, en proie une fois de plus à des pensées furtives
J'attends un lever de soleil le bonheur serait étonnant
La solitude en allée l'aubaine frappant à ma porte
Venue  m'arracher pour toujours l'ennui de mes songeries
juste ça, oui, et peu importe.

Vaseux, mon pouls s'emballant, un goût de tabac froid aux lèvres,
Du scotch posé sur mon lavabo, vestiges de la nuit précédente.
Puis de nouveau l'infernal raffut à ma porte, dans mon crâne douloureux
Ces coups sont-ils dehors ou bien dedans ? de nouveau cet appel impérieux

.../...

Une épithète m'échappa tandis que que je m'étranglais et je frissonnais
en battant furieusement des bras
Entra alors un Corbeau majestueux, aussi lustré et féroce qu'un ennemi.
Il ne m'adressa aucun salut - pas le moindre geste à mon endroi
Ni reconnaissance ni politesse - il alla se percher au dessus de ma porte
Ce volatile au visage salivant insinuant avec 
Son savoir
Perché au dessus de ma porte
Se contentant de me fixer de la sorte.

De côté ! De travers !Le moi triste et songeur sourit,
Je le jure, devant la vicieuse contenance qu'il affiche
"Bien que tu viennes ici nu et dépouillé, et que j'admets moi-même être lâche et désolé
Vieux Corbeau spectral et lugubre qui erre loin des rives opiacées
Dis-moi quel est ton nom solennel, et que n'as tu rien d'un
Cauchemar crapoteux,
Quelque sinistre potion ou quelle inhalation venue des flammes des bas-quartiers"-
L'oiseau répondit :"Peu importe."

Et le corbeau, dans son coin, fixant d'un oeil malsain mon sexe d'homme,
Ne dit rien d'autre, comme s'il avait son âme ainsi déversé.
Pathétique !!!
Rien de plus il ne prononça et pas une plume il n'agita -
Jusqu'à ce qu'enfin ce soit moi qui parle en fixant sombrement le sol,
"D'autres amis ont fui et m'ont laissé, ont fui comme avant eux tous mes espoirs,
Tout comme j'en suis sûr avant l'aube tu fuiras."
Mais l'oiseau dit: "Peu. Importe."

Puis je sentis l'air gagner en densité, parfumé par un encens invisible

Comme acceptant une angélique intrusion (là où moi je sentais de la complicité)
Face au répit des faux souvenirs ! Le répit vaseux de la glorieuse cocaïne
Je fume et fume la gloire de la fiole bleue pour oublier - vite !!! - 
l'ingrate Lenor -
Le corbeau répondit : "Peu importe".


"Prophète, dis-je, chant démoniaque - mais prophète, oiseau ou démon ! -
Par ce ciel qui s'arque au-dessus de nous - par ce Dieu que nous ignorons tous deux -
Dis à cette âme chargée de chagrin et d'intention destructrice
Comment une dame au cœur pur s'est abaissée au plus cupide des besoins
Menteur suant arrogant impotent n'exigeant rien de plus élevé
Que la morsure de la seringue
Pour obtenir trahison et disgrâce ?
La conscience n'en montrant nulle trace -"
Le Corbeau dit : "Peu importe."

"Que ce mot marque notre séparation, oiseau ou démon !"
m'écriai-je en me dressant
"Retourne dans la tempête aux rives de la bouteille enfumée !
Ne laisse nulle plume noire en gage de la vase qu'a déversée ton âme
N'interromps plus ma solitude ! - Pars comme d'autres sont partis avant !
Ôte ta serre de mon coeur et vois comme je ne m'en soucie plus.
Ce qui comptait a eu lieu avant que je disparaisse avec la défunte Lenore !"
Le Corbeau dit : "Peu importe."

Mais le Corbeau, sans broncher, reste là perché,
Au-dessus d'un tableau un muet tableau à la putain à jamais silencieuse,
Et ses yeux ont l'apparence d'un démon qui rêve
Et l'ampoule au dessus jette son ombre sur le sol.
J'aime celle qui me déteste le plus ! J'aime celle qui me déteste le plus !
Et mon âme ne sera pas arrachée à cette ombre.
Peu importe !

Lou Reed 



Une analyse très pertinente sur 'le corbeau' de  Poe par Gabriel Nerciat :

"Quand on est un peu familier de l'oeuvre de Poe, Le Corbeau est un texte qui n'a rien de très mystérieux ; Poe lui-même d'ailleurs, dans sa Philosophie de la Composition, lui déniait toute valeur allégorique.
C'est la démonstration, à la fois poétique et métaphysique, que ce qui structure et ce qui autorise le pouvoir d'évocation de la langue, bien avant la Raison elle-même (le buste de Pallas sur lequel se niche l'oiseau funèbre), c'est le sentiment mélancolique de la perte, qui élémente et éduque la conscience que les hommes ont de la mort et des immenses pouvoirs de profération oraculaire qu'elle contient. Toute parole poétique vraie est une parole prononcée depuis le domaine de l'outre-tombe, qui rachète ou compense la précarité de la vie et de ses amours défuntes, où tous les souvenirs heureux sont réversibles en autant de destructions annoncées ou fatales.
Poe est, avec Dante et Baudelaire, bien avant Proust, peut-être l'auteur qui a le mieux senti cela et a tenté de le rationaliser de la façon la plus précise et la moins émotionnelle possible, en véritable disciple moderne d'Orphée - c'est-à-dire un disciple qui n'envisagerait pas de revenir des Enfers car c'est seulement au coeur mental de l'Erèbe que son Eurydice, telle une nouvelle Perséphone, démontre et déploie toute l'étendue de sa souveraineté.
Les vers de Poe manifestent, autant que sa vie apparemment lamentable, à quel point un dit de poète doit être par essence étranger aux pesanteurs terrestres, dans la mesure où la connaissance visionnaire de l'origine des mondes n'est pas perceptible, jusque dans les phrases qui l'expriment, depuis le monde lui-même.
De ce point de vue, l'oeuvre du frère anglo-saxon de Baudelaire est la plus contraire sans doute à ce que les modernes célèbrent aujourd'hui dans la culture, où ils voient avant tout un pouvoir d'idylle vitaliste, dont le but est de servir ou de glorifier la vie.
Outre son alcoolisme invétéré, son amour du jeu névrotique et son attirance érotique nabokovienne pour les très jeunes femmes, l'auteur des Histoires extraordinaires, rien que pour cela, mériterait sans doute, au siècle qui suit celui de Jack Lang et du pop art, toutes les condamnations possibles et imaginables, esthétiques et/ou pénales, que notre époque faussement positive a pu envisager d'élaborer..."


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