mercredi 13 janvier 2016

Fellations


Tomi Ungerer
Au XIXe siècle, la fellation a fait son apparition dans la littérature française. Tout un sombre imaginaire s'est alors développé autour de cette caresse associée aux délices funèbres d’une exécution.
En 1899 Félix Faure s' éteint entre les lèvres de sa maîtresse, révélant, en cette queue de siècle, le rôle symbolique et criminel de la fellation. Et Clémenceau d’accréditer le pouvoir dissolvant de la caresse en déclarant en sus de cette épectase : “Il voulait être César, il ne fut que Pompée“. Le caractère grivois de l’attaque n’aura échappé à personne si l’on se souvient qu’à l’époque, le tout-Paris avait surnommé Marguerite Steinheil (la dernière amie du président) la “Pompe Funèbre“ »… 
A la même époque, beaucoup des clients de bordels demandent aux prostituées l’option «pompoir» [ou glougloutage du poireau]  et Huysmans se plait à décrire la «bouche spoliatrice» de ces «gouges» qui attendent le client avec des yeux de mourante galvanisée. Elles font peur. Elles fascinent.
Si l'on en croit Ian Geay, qui publie sur le sujet vingt pages de haute voltige, dans la très érudite et décadente «revue finissante» Amer , la fellation mortelle du Président condense toutes les angoisses viriles de ce XIXe siècle finissant… «La crise d’apoplexie, qui frappe Félix Faure, illustre, pour ses contemporains, le rôle destructeur de la femme dans le champ de la politique»
Pour Ian Geay, le plaisir oral va en effet bien au-delà de ce que l’on appelle vulgairement, une mise en bouche. C’est tout le contraire d’un «préliminaire ». C’est le début de la fin. Pourquoi ? Parce que la bouche est un orifice stérile. Lorsqu’une femme suce, elle se soustrait à l’ordre qui veut que sexe = reproduction. La fellation, c’est le plaisir sans procréation. 
Pire encore : avec la fellation, le plaisir pris entre les dents d’un carnassier. «L’oralité, en d’autres termes l’accès des femmes à la parole, est accusée d’encourager l’Anarchie au détriment de la hiérarchie et de l’ordre patriarcal représentés par la République et son chef d’état, explique Ian Geay. Mais la fellation est aussi devenue, au cours du dix-neuvième siècle, un thème littéraire à part entière, à travers notamment la dérivation cannibalique de l’oralité».
La femme qui suce est une goule inquiétante. Par elle, l’homme perd ses fluides. Ce qui explique peut-être pourquoi le thème du vampire en littérature prend si souvent la forme à peine déguisée d’une caresse buccale délétère… Ian Geay souligne qu'à cette époque «le succès du thème vampirique qui n’aura trompé personne quant à sa dimension sexuelle. Révélatrice des angoisses de castration des artistes et des littérateurs de l’époque, la fellation n’est pourtant pas seulement un avatar de ce que la psychanalyse appellera quelques années plus tard le premier stade du sadisme infantile, le sadisme oral». Pour Ian Geay, c’est aussi «une atteinte au système de reproduction sur lequel se fige la dichotomie des sexes».
"Par nature la fellation est duale et demeure ambiguë.../...dans le mouvement qu'elle opère entre le haut et le bas. Sur l'axe de la verticalité, les deux corps en lutte s'affrontent sur un territoire aux zones frontalières parfaitement délimitées : la partie haute est celle de la cérébralité et la partie basse dévolue au sexe. La fellation s'accompagne d'un double trajet qui rend le geste ambigu."
.../..."La fellation entraîne tantôt l'acéphalisation [submergé de plaisir, le pompé perd la tête], tantôt la stricte intellection [trop cérébralisé le plaisir ne parvient plus à son terme], c'est à dire la castration. Nous passerions dès lors de celle qui subit la pénétration orale à celle qui parvient à s'extraire de la soumission dans laquelle l'irrumé la place pour devenir la fellatrice, celle qui ensorcelle l'homme qui risque de s'abandonner et de perdre la tête !
La femme s'abaisse pour triompher alors que l'homme s'élève pour s'abîmer. La fellation, c'est le triomphe des parties basses sur le reste du corps, la victoire des instincts primaires et contre-productifs au détriment de l'amour et de la reproduction
."

Voilà. Vous ne pourrez plus dire que vous ne saviez pas.
Oz
Sources : 
Agnès Giard http://sexes.blogs.liberation.fr/2016/01/05/fellation-le-baiser-de-la-pieuvre/
Voir aussi dans ce blog : http://emagicworkshop.blogspot.fr/2014/02/plat-du-jour-le-poulpe-sauce-daikichi.html


Plus près de nous, un remarquable texte de Alain Fleisher extrait de son roman 'L'amant en culottes courtes'  paru au Seuil en 2006.
« Lentement Barbara avait commencé à s’effacer, à descendre, à disparaître, son visage n’était plus devant moi, j’avais perdu son regard, ses lèvres, il n’y avait plus rien à regarder que la cloison de bois face à moi, dans l’obscurité envahissante. Barbara me laissait seul, elle m’abandonnait, elle ne me laissait rien d’elle, rien que j’aurais pu encore tenir dans mes bras ou dans mes mains, caresser, enlacer, embrasser. Elle s’était soustraite, accroupie devant ce qu’elle avait appelé prick, ou cock, la nuit de la première fois, qu’elle venait de tirer des vêtements et qu’elle tenait dans ces doigts.
Bientôt, en cette partie-là de mon corps que je sentais exposée, vulnérable, alors que ma situation me semblait à la fois indécente et ridicule, culotte courte aux genoux, une douceur inconnue, indescriptible, m’a enveloppé. Je n’avais pas tardé à identifier la figure et le but de la posture- un classique, en somme, dans l’imagerie colportée par les garçons sur ce à quoi ils peuvent faire consentir les filles, ou à quoi les plus vantards et les plus brutaux prétendront les contraindre, surtout à cette époque où cela pouvait pallier l’acte sexuel principal, auquel certaines résistaient par peur des conséquences - , mais ce que je ressentais dans l’obscurité, sans chercher à rien voir, ne correspondait à rien, ni aux descriptions grossières des apprentis sorciers ni aux anticipations de l’imagination. 
Magritte
C’était une douceur encore différente de celle, extrême, que j’avais découverte entre les cuisses de Barbara deux nuits plus tôt, une douceur plus animée, plus active, plus attentive, plus variée, plus changeante, à la limite du supportable. C’était aussi comme le mouvement d’un récit, une douceur qui serait celle de quelque chose que l’on raconte à mi-voix, un secret, la douceur qui se décrirait elle-même, qui raconterait sa propre origine, son objet, son objectif, une douceur vivante et chaude, animée et discrète comme celle d’une parole murmurée, presque silencieuse.  Je n’avais pas soupçonné que cela pût être ainsi, d’une telle douceur, d’une telle générosité, délivrant une telle volupté…./…
Wim Delwoye
 Dans son entreprise, Barbara se montrait hardie, résolue, obstinée, inlassable : un de ces ouvrages dont seules les femmes ont la patience, et dont elles seules ont le secret. Dans ma passivité, je ne poursuivais aucune fin, cela pouvait durer indéfiniment, un délice permanent auquel aucun terme n’était fixé par aucun excès à atteindre, par aucun dépassement, aucun au-delà de ce même plaisir. L’état voluptueux était constant, la vibration intense d’un point fixe, en suspens, mais il m’était offert, imposé, je ne pouvais m’y dérober, j’en étais prisonnier comme on peut l’être, à l’opposé, d’une souffrance. Je ne poursuivais rien, aucun but, aucune issue, cela  tombait sur moi, m’enrobait, m’enveloppait, me tétanisait sur place. L’histoire qui m’était racontée pouvait durer, se répéter, recommencer sans jamais s’achever, son mouvement me grisait mais il ne m’emportait nulle part : j’étais sous l’empire d’un charme envoûtant, paralysant. Pourtant, comme je l’avais rêvé quelques heures plus tôt, pendant le déjeuner, j’étais dans cette bouche, prêt à être doucement mâché, dégluti, avalé, englouti là, dans le corps de Barbara par ses lèvres, sa langue, son palais, la face interne de ses joues. Cette offrande qu’elle me servait à genoux me semblait à la fois disproportionnée et incomplète, bouleversante et frustrante car, dans l’excès de ce qu’elle me donnait, elle me privait d’elle-même. Dans ce qu’elle m’offrait, Barbara se soustrayait à moi, elle s’était retirée pour me l’offrir. Il y avait de la gêne  et de la privation dans mon ravissement. Barbara m’exposait et me manquait. 
Il y avait au centre de mon corps, la concentration d’une présence trop forte et, face à moi, contre le reste de mon corps et entre mes bras, une absence, un manque, la douleur d’une séparation. Sans doute me montrais-je impassible. Surpris, comme médusé, je ne manifestais ni encouragement ni reconnaissance. Je me laissais faire et je m’abandonnais au plaisir, mais j’avais hâte aussi que cela cesse, que Barbara se relève, qu’elle revienne auprès de moi, là où je l’attendais. Elle ne voulait rien savoir de cette attente, en moi, d’autre chose que ce qu’elle me promettait au bout de l’histoire dont ses lèvres, et sa langue, et sa bouche déroulaient le fil. Elle voulait aller jusqu’au bout de ce qu’elle avait commencé à me dire, à me raconter. Et, par moments, la parole en effet se pressait sur ses lèvres, parmi la salive : elle libérait sa bouche- je me sentais moi-même sur le point d’être libéré – juste le temps de faire entendre un mot, dans un souffle : « Please ... » Je ne savais ce qu’elle me demandait, ce qu’elle voulait dire avec ce mot, un des premiers que l’on apprend parmi les formules de politesse de la langue anglaise. Je ne savais ce qu’elle espérait, ce qu’elle me réclamait, ou ce qu’elle me suppliait d’accepter. Je ne savais ce qu’appelait la douceur de cette plainte, la sonorité de ces syllabes elles même si proches du plaisir auquel elles semblaient conduire, et dont elles appelaient l’accueil, le consentement. Sans doute fallait-il comprendre quelque chose dont la périphrase eût été : ' Accorde moi ce plaisir que je veux te donner. ' C’est-à-dire, tout simplement : ' S’il te plaît…'  »

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