lundi 1 février 2016

Kafka et la domination: la lettre d'Amalia

Durant toute sa vie d’écrivain, Kafka n’a cessé de tenter d’élucider les mécanismes de la domination, dont il avait personnellement souffert dans le rapport à la fois admiratif et conflictuel qu'il entretenait avec son père et qu’il avait pu observer dans divers espaces professionnels.

Dans son dernier roman 'Le Château' le chapitre de la lettre d'Amalia illustre et analyse ce processus de honte et de domination par lequel le pouvoir existe.

Pitch de 'la lettre d'Amalia': Un jour de fête alors que son père attend d' être décoré par la toute puissante administration du Château, Amalia (la soeur d'Olga)  refuse les avances grossières de Sortini, fonctionnaire au Château, et déchire la lettre qu'il lui a adressée.
Bien que ce refus soit tout à l' honneur d'Amalia et qu'aucune plainte n'ait été déposée par l'administration, la famille se retrouve alors mise en disgrâce et va tenter obstinément d'obtenir un pardon du Château pour retrouver sa place et son honneur. 
Comme l’explique Olga (soeur d'Amalia et narratrice de cet épisode) ce châtiment est indistinct. Ce n'est pas une punition car aucune procédure n'a été lancée mais les gens du Village s'éloignent de la famille d'Amalia pour ne pas être impliqués. « Nous savions tous qu’aucun châtiment explicite ne viendrait. On s’écartait simplement de nous. Les gens d’ici, comme aussi le Château ».  "C'était surtout, la peur à part, à cause du côté gênant de cette affaire qu'on s'était séparé de nous, pour n'en rien savoir , pour n'en pas parler, n'y point penser, ne pas risquer d'être atteint de façon ou d'autre. 
C'est parce-que la famille d'Amalia ne parvient pas à se détacher de cette affaire que le malaise persiste. "On s'aperçut que nous n'avions pas la force de nous tirer de cette histoire et on nous en voulut beaucoup plus". Olga reconnait que cette disgrâce ne repose que sur la culpabilité intériorisée par sa famille: "Si nous avions renoué nos anciennes relations sans même souffler mot de l'histoire de la lettre, cela aurait suffi. Tout le monde aurait renoncé de grand cœur de parler de cette histoire . 

'Le Château n'a rien d'autre à faire que de rompre un lien, de montrer son mécontentement pour entraîner immédiatement la marginalisation de la famille d'Amelia. L'essentiel est le fait de tous ceux qui, par peur du pouvoir, par crainte d'être associés à des êtres désavoués, se détournent d'eux. Ce qui fait le pouvoir, c'est en grande partie la croyance en la force de ce pouvoir'. 'Chercher des raisons, c'est déjà accorder trop de crédit à un pouvoir arbitraire et contribuer ainsi à maintenir sa légitimité.'
'L'intériorisation d'un rapport dominé au monde fait que le dominé se punit lui même avant toute sanction extérieure. Le sentiment de culpabilité, et tous les comportements d'autopunition qui l'accompagnent, le manque de confiance en soi ou la dépréciation permanente de soi ne sont que des manifestations de l'intériorisation d'un rapport de domination.'
Etienne de la Boétie, dans le discours de la servitude volontaire nous parle ainsi de l'autocensure, de la résignation, de l'inertie qui permet au pouvoir de se maintenir et de se reproduire sans force ni coercition. 
"Au commencement, c'est bien malgré soi et par force que l'on sert; mais ensuite on s'y fait et ceux qui viennent après , n'ayant jamais connu la liberté, ne sachant même pas ce que c'est, servent sans regret et font volontairement ce que leurs pères n'avaient fait que par contrainte. Ainsi les hommes qui naissent sous le joug, nourris et élevés dans le servage sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés, et ne pensant point avoir d'autres droits ni d'autres biens que ceux qu'ils ont trouvés à leur entrée dans la vie, ils prennent pour leur état de nature, l'état même de leur naissance".
En s'efforçant de décrire de l'intérieur les mécanismes psychiques et symboliques sur lesquels repose le pouvoir et décrivant ce qu'il y a de docilité et de soumission servile en lui, Kafka tente de s'en libérer et, du même coup, d'en libérer le lecteur qui voudrait accomplir le même travail que lui.



Crédits
Franz Kafka, Le château
Bernard Lahire, Kafka et le travail de la domination.
Etienne de la Boétie, Discours de la servitude volontaire

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