samedi 19 novembre 2016

Précis de médecine imaginaire


Eric Demelis.
Les maladies circonspectes

Emmanuel Venet est un psychiatre lyonnais né en 1959 qui exerce à l'hôpital  du Vinatier. Pour moi c'est surtout un auteur que je découvre avec bonheur. Son "Précis de médecine imaginaire" est un essai de poétique des maladies. Emmanuel Venet tente ici de "rendre à la médecine la part de poésie qu'elle rechigne à assumer". Exemple :

Cancer:
Où qu'on se tourne on rencontre des gens qui ont le cancer ou qui l'ont eu. C'est d'autant plus accablant qu'il est difficile de dialoguer avec eux: l'échange frivole prend des allures de refus, le propos grave parait presque mortel. Au bout du compte, on n'est pas mécontent quand les cancéreux se cachent ou réduisent leurs relations à la plus simple expression, bonjour bonsoir, ça atténue les scrupules. Reste qu'on devine les nuits d'inquiétude et les pensées testamentaires, la terreur du passage et la conscience cosmique par quoi on tente de se consoler de sa brièveté. Au fond, le cancer fait accéder à la pleine conscience de la vie, c'est à dire de l'absurdité et de la dissipation de tout - et sous cette lumière, même les plus beaux souvenirs ressemblent à des collusions fortuites entre la matière et soi.
Je dois mon initiation au cancer à une tante Marie, visitée vers l'âge de six ans à l'hôtel Dieu. Dans le dortoir incroyablement haut de plafond, elle n'était pas très différente d'elle même, ses mèches grises bouclant sur l'oreiller, le teint peut être un peu plus pâle que d'habitude - mais je n'aurais rien remarqué par moi-même. On chuchota qu'elle n'en avait plus pour très longtemps, ce qui me parut farfelu jusqu'à ses funérailles, un matin de neige à Sainte Foy-L'Argentière.
Malgré les progrès de la science, le scénario reste souvent identique: un symptôme anodin, des examens médicaux, le mot cancer qui retourne un sablier devant le malade, lequel se ressemble encore mais nul ne sait jusqu'à quand. Il en découle que vous-même, le supposé bien portant, pourriez être colonisé en douce et que ce même calvaire vous attend peut être dans le repli de votre avenir. Il faut alors un énorme effort de lâcheté pour se laisser reprendre par l'obstination à vivre, retrouver la paix intranquille des jours ordinaires.
Le cancer signe une forme d'arrogance biologique: des cellules, échappant à leur condition, accèdent à l'immortalité. Dominé par leur toute puissance, l'organisme perd une à une les batailles qu'il livre, et il lui faut souvent mourir pour tuer l'adversaire. Punition ou victoire, la mort des cancéreux nous écrase de trop de symboles et de trop peu de sens. Alors on parle du défunt, de son courage, de ses goûts, de ce qu'il aurait voulu faire de son bref parcours terrestre - et l'on prierait volontiers Dieu pour le salut de l'âme s'il ne partageait avec le cancer les mêmes attributs et les mêmes effets."

Vous voyez, c'est réussi, j'aime et je recommande

Ozias

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