Pub pour une boucherie parisienne. |
D'autre part, s'il faut montrer autre chose, il faut aussi parler d'autre chose.
Éluder : voilà qui pourrait résumer le propos des campagnes de promotion des produits carnés. Ce qu'il s'agit d'éluder c'est l'effusion du sang qui coule au moment de la mort, de l'abattage. En fait, lorsque le boucher assumait la double fonction d'être à la fois le tueur et le vendeur, la viande était clairement le cadavre d'un animal tué à la vue de tous.
Camille D'Alençon. Triptyque. |
Outre les problèmes d'hygiène que posait la proximité des animaux vivants avec la viande, la banalisation de l'effusion du sang n'a pas manqué d'alerter les milieux éclairés soucieux de "moraliser le peuple". Cette brutalité inscrite dans la quotidienneté enlève à la violence tout caractère transgressif, et les possibles conséquences (sur le plan social) de l'accoutumance à un tel spectacle sont soulignées. De façon exemplaire à ce propos, Sébastien Mercier (1782-1788) écrit qu'"il n'est ni bon, ni sage d'égorger l'agneau sous les yeux de l'enfance, de faire couler le sang des animaux dans la rue. Ces ruisseaux ensanglantés affectent le moral de l'homme ainsi que le physique : il s'en exhale une double corruption. Qui sait si tel homme n'est pas devenu assassin en traversant ces rues et en rentrant chez lui les semelles rouges de sang. Il avait entendu les gémissements des animaux qu'on égorge vivants, et peut-être par la suite fut-il insensible aux cris étouffés de celui qu'il avait frappé". C'est moins le souci d'adoucir la mort des animaux que celui de ne pas montrer le "mauvais exemple" qui se fait jour ici.
L' abattoir, lieu clos (silence) et excentré (invisibilité) est une construction sociale qui confine au déni de réalité. La séparation des lieux de mise à mort et de vente des animaux — impliquant du même coup que celui qui vend n'est plus celui qui tue — constitue la condition nécessaire, quoique non suffisante, de l'oubli de l'animal. La mise à mort des bêtes dans des lieux clos épargne la vue, l'ouïe, l'odorat — donc la réflexion.
La lecture des textes réglementaires rassurera toute personne cherchant à l'être : anesthésie, étourdissement, insensibilisation sont théoriquement de mise dans tout abattoir moderne. En quoi consiste cet 'étourdissement', la mort industrielle des animaux de boucherie est-elle devenue indolore, pareille à un profond sommeil ?
Cantonner la souffrance à la sphère humaine est un lieu commun. A la « souffrance humaine » est communément opposée la « douleur seulement animale », c’est-à-dire quelque chose de purement physique, qui n’atteindrait que le corps, bref une douleur sans sujet douloureux et qui ne nous touche pas.
Loin des yeux loin des cris. Gastronomie, santé, esthétisation, et évacuation de la souffrance voilà l' étourdissement au prix duquel nous pouvons continuer à engloutir des tonnes d'animaux sans jamais nous demander ni comment ils ont vécu, ni comment ils sont morts. Pour ne pas voir notre propre animalité nous étouffons leurs cris et déguisons leurs carcasses.
D'après Florence Burgat : LA MORT DÉNIÉE DES ANIMAUX DE BOUCHERIE
Etourdissement |
Crédit photo Cinefritour. |
L214 |
A propos de 'l'étourdissement' : http://www.fao.org/3/a-y5454f/y5454f07.pdf
Autre article de ce blog au sujet de la viande :
http://emagicworkshop.blogspot.fr/2014/02/la-viande.html
et aussi :
http://emagicworkshop.blogspot.fr/2014/06/le-cadavre-et-la-viande.html