Libertin, Sade ne joue jamais le jeu du libertinage. Ce qui l'intéresse vraiment, c'est la transgression et l'outrage.Il franchit les limites admises, suscite l'effroi, soulève l'indignation. Sade n'a jamais rien fait pour empêcher le scandale. Au contraire, il a toujours multiplié les provocations, les récidives. Lui même se décrivait ainsi "Impérieux, colère, emporté, extrême en tout, d'un dérèglement d'imagination sur les mœurs qui de la vie n'a eu son pareil, en deux mots me voilà; et encore un coup tuez moi ou prenez moi comme cela, car je ne changerai pas."
Tant d'obstination et de fierté force le respect. Personnellement Sade me fait penser au personnage de Don Giovanni de l'opéra de Mozart. Don Giovanni et Sade sont deux héros prométhéens et déjà romantiques. deux ennemis publics méprisants, héroïques et en lutte contre les tabous et la société établie.
Sade le pervers, écrivain, explorateur de l'âme et héros de la libération, est aussi un prophète des temps modernes qui annonce la destruction de l'homme. Au XXème siècle la réalité des forfaits de Hitler ou Pol Pot a d'ailleurs égalé en horreur les pires récits de son dernier livre les "Cent vingt journées de Sodome". Parmi une multitude d'interprétations philosophiques de Sade voici l’originale approche de Christopher Lasch :
"De bien des façons Sade s'est montré le plus clairvoyant et certainement le plus troublant des prophètes de l'individualisme révolutionnaire, en proclamant que la satisfaction illimitée de tous les appétits était l'aboutissement logique de la révolution dans les rapports de propriété .../..En régressant, dans ses écrits, jusqu'au niveau le plus primitif du fantasme, Sade est parvenu, d'une manière étrange, à entrevoir l'ensemble du développement ultérieur de la vie personnelle en régime capitaliste, qui s'achève, non sur la fraternité révolutionnaire, mais sur une société confraternelle qui a survécu à ses origines révolutionnaires et les a répudiées. Sade imaginait une utopie sexuelle où chacun avait le droit de posséder n'importe qui; des êtres humains, réduits à leurs organes sexuels, deviennent alors rigoureusement anonymes et interchangeables. La société idéale de Sade affirmait ainsi le principe capitaliste selon lequel hommes et femmes ne sont, en dernière analyse, que des objets d'échange. Sade fut probablement le premier à comprendre que dans une société qui réduirait la raison à un simple calcul, celle ci ne saurait imposer aucune limite à la poursuite du plaisir, ni à la satisfaction immédiate de n'importe quel désir, aussi pervers, fou, criminel, ou simplement immoral qu'il fût."
Le système dans lequel nous vivons pose effectivement la raison en calcul. Ce système peut être qualifié de capitalisme libéral libertaire.
'Liberal' car notre ordre économique est fondé sur le mythe d'un Marché autorégulateur constituant une instance nécessaire et suffisante pour ordonner les profits de tous , le mouvement 'brownien' des individus rationnels et de leurs intérêts bien compris. '
Libertaire' car notre société, tout en étant répressive, prétend émanciper l'individu de tous les tabous historiques et culturels supposés faire obstacle à son fonctionnement comme 'pure machine désirante'.
Je conclurai cette joyeuse masturbation intellectuelle, par cette belle expression du divin marquis "Ah foutredieu, je décharge" !
Ozias
PS: Sade et le libre arbitre
Précurseur de Nietzsche, le Marquis de Sade se posait la question: pourquoi tient-on le meurtrier pour responsable (au sen moral) de son acte, et pas la peste ou la famine , qui tuent aussi ? Après tout, le meurtrier est déterminé à tuer par des causes multiples, dont il n'a pas l'initiative, qu'il n'a pas choisies. La différence vient du fait, explique Sade, qu'il est matériellement possible de s'emparer de la personne du meurtrier - plus exactement de son corps- et de le faire souffrir ou le tuer: " Nous ne pouvons ni rouer, ni brûler la peste ou la famine, et nous pouvons faire l'un ou l'autre à l'homme: Voila pourquoi il a tort. Nous le punissons parce-que nous en avons la possibilité matérielle et ensuite seulement -par une monumentale inversion-nous inventons une justification 'présentable' à ce désir de vengeance : nous attribuons au coupable ce pouvoir exorbitant de se soustraire aux déterminismes naturels; pouvoir que nous appelons 'liberté' ou 'libre arbitre'"(Justine ,III; Juliette ou les prospérités du vice, X). C'est donc, selon Sade, la pratique de la punition(en vérité issue du désir de vengeance), qui aurait accouché de la théorie du libre-arbitre. Ce qui revient , comme l'on fait Spinoza, puis Nietzsche, à dénoncer cette théorie comme illusion.
Autre article de ce blog à propos de Christopher Lasch:
https://emagicworkshop.blogspot.fr/2014/10/narcissisme-de-masse-1.html
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