mercredi 11 septembre 2019

Ne travaillez jamais

Gut Debord, 1953
"Ne travaillez jamais", le slogan situationniste de Guy Debord est aussi le titre d'une analyse marxienne consacrée au caractère fétichiste du travail dans la société capitaliste.
Son auteur, Alastair Hemmens, faisant référence aux travaux de penseurs français comme Fourier, Lafargue, Breton ou Debord, montre que le travail n'est pas une "nécessite naturelle" trans-historique mais une réalité sociale imposée historiquement.

Alastair Hemmens constate tout d'abord que le 'travail-production' source de toute valeur économique ne constitue qu'une partie de l'ensemble de l'activité sociale humaine. Par exemple, la garde des enfants, l’approvisionnement et l'entretien du foyer, ne sont pas considérés comme du travail, dans la mesure où il n'existe ni contrat, ni salaire bien que la valeur d'usage de ces services soit incontestable.  
'Pour Marx, le travail n’est pas un fait neutre propre à toute vie sociale, pas plus que l’industrie moderne n’est une étape inévitable de l’évolution humaine, mais plutôt une forme sociale historiquement spécifique qui jette les bases d’un processus de domination impersonnelle, abstraite et sans sujet, qui donne à la réalité phénoménologique un caractère historique « directionnellement dynamique ». Le travail, en tant que tel, est essentiellement une sorte de médiation sociale qui ne constitue la base de l’être social que dans le capitalisme, structurant à la fois des pratiques historiques déterminées et des formes quasi objectives de pensée, de culture, de visions du monde et d’inclinations. Le travail, dans la sphère limitée de la modernité capitaliste, médiatise et façonne donc l’ensemble de la réalité objective et subjective (et même dépasse et explique forcément de telles dichotomies théoriques)'.

Le travail n'est pas une catégorie neutre, positive et universelle de l'activité humaine comme parler ou respirer. Le travail, dans notre société moderne est devenu une forme sociale totalitaire, négative, fétichiste et destructrice qui dégrade et avilit tout ce qui n'est pas considéré comme 'productif'. Le travail fait obstacle au développement d'une existence créative et riche de sens.

"Ne travaillez jamais" est aussi une réflexion critique des fondamentaux de l'économie que sont l'argent, le travail, la marchandise. 
Selon les économistes classiques (Adam Smith, David Riccardo), le travail, l'activité humaine, forme la valeur des produits (valeur marchande, valeur d'échange). Cette définition de la valeur s'oppose à celle des physiocrates pour qui la valeur est liée à l'utilité du produit (valeur d'usage).  Marx attribue la valeur d'un bien à la quantité d'activité humaine nécessaire à sa réalisation, qui accompagne la marchandise comme une espèce d'ombre, mais il considère aussi la valeur marchande d'un produit comme une fiction sociale faite de rapports sociaux. La valeur d'une marchandise est égale au montant du travail social qui la produit. La valeur du produit est donc un critère quantitatif indifférent aux besoins des producteurs et des consommateurs. La question classique du partage de la valeur entre capitaliste et travailleur se double ici de la critique du fétichisme de la marchandise, ou critique de la valeur (Wertkritik). 

Le travail abstrait se définit comme le temps de travail socialement nécessaire pour créer de la valeur. Pour différencier travail abstrait et travail concret, on peut prendre l'exemple de travailleurs indiens, qui en travaillant toute une journée pour 2$ (travail concret) créent moins de valeur qu'un travailleur high-tech occidental en 2 heures pour 200$. Le travail abstrait, qui n'est pas spécifique à une tâche ni à un exécutant, est la quantité de travail incarnée dans un bien et nécessaire à la création de la valeur (ex 100€ qui deviennent 115€). On pourrait dire que le travail abstrait est le hardware de la création de valeur.
'C'est l'indifférence de ce travail pour tout contenu et pour toute conséquence, et sa séparation par rapport au reste de la vie qui constitue son potentiel destructif' (p11). 
*'Dans le fétichisme de la marchandise - qui est inséparable de la société capitaliste elle même et ne disparaîtra qu’avec elle -, le côté concret des produits, des travaux et finalement de toute manifestation de la vie humaine se voit placé au deuxième rang, derrière le côté « quantitatif ». Le côté concret n’est que le « porteur », la « représentation », « l’incarnation » d’une substance invisible, abstraite et toujours égale : le travail réduit à sa seule dimension temporelle.Tous les acteurs ne font qu’exécuter des lois qui se sont créées « dans leur dos ». Le marché fera cesser la production de jouets et privilégiera la production de bombes, si cela donne plus de profit, sans prendre en compte leur côté « concret » et ses conséquences. En effet, la logique fétichiste fait abstraction de la différence concrète entre la bombe et le jouet ; elle ne compare que deux quantités de travail abstrait. Si un capitaliste, par scrupule, se refusait à cette logique, il serait rapidement éliminé du marché. Les marchandises « sensibles » (concrètes) sont assujetties à leur invisible nature « suprasensible », donnée par le travail abstrait'.

De plus, en remplaçant le travail vivant par des machines, le capitalisme a créé une crise historique du travail en même temps qu'il a diminué la création de valeur. 'Depuis plus de deux cents ans, la logique capitaliste tend à "scier la branche sur laquelle elle est assise", parce que la concurrence pousse à l’emploi de technologies remplaçant le travail vivant : cela comporte un avantage immédiat pour le capital particulier, mais diminue d’autant la production de valeur, de survaleur (plus-value) et de profit à l’échelle globale, mettant ainsi en difficulté la reproduction du système'. La financiarisation de notre économie n'est qu'une conséquence de la mécanisation de la production, une fuite en avant dans le sens unique d'une croissance garante de l'équilibre social par le biais de la promesse du partage. La croissance est indispensable au système, comme le fétichisme de la marchandise et l'accumulation de valeur sont indispensables à la croissance. La domination du capitalisme se présente alors sous son aspect fétichiste et anonyme, systémique. 
Bref, ce système va structurellement dans le mur de l'épuisement humain et environnemental et il est bon que les sujets automates que nous sommes devenus sachent en prendre conscience.

Ozias, à l'écoute de vos commentaires

* Enselm Jappe 'Le fétichisme de la marchandise'

A lire aussi
https://iaata.info/Ne-travaillez-jamais-Rencontre-avec-Alastair-Hemmens-et-les-Editions-Crise-et-3567.html https://lejournal.cnrs.fr/articles/six-scenarios-dun-monde-sans-travail
http://data.over-blog-kiwi.com/1/48/88/48/20190619/ob_d0e2a0_theorie-marxienne-et-critique-du-trav.pdf
http://www.palim-psao.fr/2018/08/quelques-points-essentiels-de-la-critique-de-la-valeur-par-anselm-jappe.html


A écouter, une interview de Alastair Hemmens
https://soundcloud.com/liberte-sur-paroles/penser-un-monde-sans-travail?fbclid=IwAR00zu1IY6wFNK-7e0U1xIF103R0Q5mhne5r2JVo1pTgxexOTj21wLM8BHc

Et sur France Culture tout sur la biographie de Marx et la création de la valeur



"Chez Marx on voit clairement que le travail est vu comme une substance négative et destructrice et qu'il doit donc faire l'objet d'une perte de dignité plutôt que d'une affirmation positive et identitaire (une fierté) comme cela a été le cas dans le mouvement ouvrier historique qui a épousé « le point de vue du travail ». Et on sait que Paul Lafargue avec son fameux pamphlet, a pris à rebrousse-poil cette affirmation positive du travail (mais que Lafargue a fait sa critique encore de manière incohérente et au travers de certaines apories non dépassées, cf Alastair Hemmens, dans Ne travaillez jamais). Mais le fait que nous puissions trouver parfois un concept et une vision négative du travail chez Marx, y compris dans Le Capital, ne peut nous faire oublier combien Marx est lui-même confus sur cette question, et que l'on retrouve aussi à côté d'un concept négatif et historiquement spécifique du travail, un concept positif, ontologique et transhistorique, qui va avec le fait que Marx reste un enfant du progrès, de la modernisation et des Lumières, un "dissident du libéralisme" – Marx hérite de la compréhension ontologique du travail des Lumières et du protestantisme, et même avec son concept d’abstraction réelle, il n’arrive pas à la dépasser en restant dans un entre-deux aporétique -, ce qui le pousse à investir encore le capitalisme comme "mission civilisatrice" en tant qu’étape nécessaire vers le communisme, etc. Tout cela relève de ce que Kurz a appelé " l'aporie marxienne du concept de travail" – compris comme à la fois abstraction réelle capitaliste et principe ontologique éternel - qu'il dégrossie dans les premiers chapitres de "La Substance du capital", pour montrer qu'il faut aller ici, avec Marx mais aussi au-delà de Marx dans son aporie (et qui plus est aujourd'hui, quand on a le regard de courants de l'anthropologie ou de l'historiographie qui eux aussi ont bien compris que le "travail" ou la "production" n'existent pas dans les sociétés prémodernes, et qu'il faut toujours se méfier de la rétroprojection des catégories modernes sur les sociétés passées ; je pense au Sahlins d'"Au coeur des sociétés", à Descola, Alain Guerreau, etc). Une aporie de Marx sur la question du travail que l'on peut assez bien suivre et mettre en évidence de manière philologique comme l'a fait Nuno Machado dans un prochain article à paraître dans Jaggernaut n°3. On peut dire avec Castoriadis que Marx dans ses ambiguïtés a bel et bien extrapoler à l’ensemble des sociétés humaines les schèmes de pensée propres à l’imaginaire et aux formes sociales de son époque (comme l'a donc fait la pensée bourgeoise). Sur la question du travail, de la production et autres, il y a bien un réductionnisme de la part de Marx, qui vient de cet héritage bourgeois de la rétroprojection des catégories modernes sur le passé. L’histoire de l’ensemble des sociétés humaines, n’est pas plus l’histoire des luttes de classes en un sens transhistorique, que l’effet d’un système transhistorique de forces productives déterminées selon des lois universelles et nécessaires." (Palim Psao 2020)

Dans Le Capital, la lutte des classes est loin d’occuper la place centrale. En effet, elle n’était pour Marx qu’un facteur dérivé de quelque chose de plus fondamental : le processus au cours duquel le travail humain, valorisé dans sa seule forme de travail abstrait – c’est-à-dire comme seule quantité de temps de production, sans égard pour son contenu et ses conséquences – prend la forme de la valeur d’une marchandise qui devient par la suite une somme d’argent. L’aspect extraordinaire de la réflexion de Marx, celui par lequel il se distingue autant de ses prédécesseurs que de ses successeurs (marxistes ou non) est celui-ci : il a analysé de façon critique les catégories qui sont à la base de la socialisation capitaliste, et il a reconnu qu’il s’agit là de formes qui n’appartiennent pas à la société humaine en général, mais seulement à sa variante capitaliste. Il n’a pas seulement critiqué l’exploitation du travail et la circulation de la marchandise et de l’argent, mais leurs existences en tant que telles. Il a démontré que le rapport social fondamental est celui où les activités particulières perdent leur particularité pour se confondre dans le travail abstrait, lequel ne vise à rien de concret mais seulement à la croissance continuelle de celui-ci comme capital. Le noyau du capitalisme n’est pas un rapport de domination entre les propriétaires des moyens de production et les prolétaires. Il est constitué par un système automate tautologique qui a pour seul but de transformer le plus possible de travail vivant en travail mort […]. Ce sont les marchandises qui règnent, et les hommes – de même que les classes sociales qu’ils forment – ne sont que les exécutants de la logique qui est la leur. Marx dit en effet que le véritable sujet de l’économie capitaliste, c’est la valeur elle-même ; il le nomme le ‘‘sujet automate’’. C’est ce qu’il appelle le ‘‘fétichisme de la marchandise’’. Dans cet aspect central de sa théorie, Marx a analysé le fondement même de la société capitaliste. Cependant ce fondement est resté longtemps méconnu, la société capitaliste étant encore grandement déterminée par des formes précapitalistes, avec leurs hiérarchies et leurs rigidités. C’est au cours du XXe siècle que le capitalisme est devenu de plus en plus ‘‘lui-même’’. Sa logique fondamentale en détermine dès lors tous les aspects, et son noyau apparaît en pleine lumière »
(A. Jappe, « Les habits neufs du marxisme traditionnel, in Jappe & Kurz, Les habits neufs de l’Empire. Remarques sur Negri, Hardt et Rufin, Lignes/Léo Scheer, 2003, pp. 12-14)

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