John Riordan |
En 1770, Mirabeau écrivait : "La civilisation d'un peuple est l'adoucissement de ses meurs, l'urbanité, la politesse". Cette croyance très répandue constitue le fond de l'argumentaire de vente de nos démocraties. Pourtant en 1939 Simone Weil notait déjà qu'un état peut être "extrêmement civilisé, mais bassement civilisé" et surtout que "lorsqu'un groupement humain se croit porteur de civilisation, cette croyance même le fera succomber à la première occasion qui pourra se présenter à lui d'agir en barbare".
En effet, si la violence accomplit d'un coup ce que la raison et la délibération empêcheront toujours : faire plier tout le monde sans discussion (p47), alors pourquoi s'en passer ?
François Cusset remarque que dans le grand virage néolibéral des années 80, "La violence qui est la sage femme de l'histoire" s'est vue désavouée, exorcisée. Toute forme de révolte politique directe et active s'est retrouvée disqualifiée stratégiquement et réprimée policièrement. Partout on a rendu les armes, désavoué la violence, et fait le deuil de la violence politique avec ce qu'il suppose d'oubli, de mélancolie et d'abjuration (p203)
Ce qui domine aujourd'hui dans notre société, c'est, d'un côté l'hypersensibilité à la violence, la chute du seuil admissible de violence interpersonnelle, et de l'autre côté, indissociablement, l'acceptation indifférente de la violence de masse (sans-abris, demandeurs d'asile, licenciements etc).
La violence est désormais dissimulée, un peu comme l'est celle de la mise à mort industrielle de l'animal dont la viande sous vide de nos rayons de supermarché ne porte plus aucune trace (p73).
D'autre part la violence est devenue systémique dans le sens où elle traverse et s'inscrit au cœur de l'ensemble de nos structures économiques, sociales et de nos dispositions affectives.
(p88) La finance, qui coiffe le système économique mondial est littéralement une structure, l'architecture même de la société mondiale, au double sens de plan abstrait et de lieu où l'on vit . Les flux du capital, dans leur opacité, dictent une partie des lois et, par le relais de l'état, la conduite d'institutions majeures qui répondaient autrefois à des logiques partiellement autonomes - biaisées peut être , mais pas avant tout par la règle comptable.
(p82) L'impératif comptable d'optimisation de rentabilisation du temps est à l'origine de la violence systémique. La violence ponctuelle, non systémique, est celle qui voit surgir un drame dans le temps ordinaire qu'elle déchire soudain. La violence systémique elle, est la colonisation systématique du temps . L'obligation intériorisée de faire mieux, plus vite, moins cher, plus d'argent, moins d'attente. La fin du vide. Cette violence là n'explose pas; elle s'approprie le temps, surcharge l'atmosphère, l'électrise sans répit. C'est bien en s'exerçant sur le temps, à même la durée effectivement vécue, que la violence du pouvoir devient systémique.
La violence systémique est surtout celle des règles et des structures. Elle parait être sans cause et sans volonté propre et détruit des vies sans qu'on puisse la localiser ni l'imputer à un ennemi précis. Elle est une ambiance, comme dans une séance de spiritisme ou dans un concert, une sorte d'envoûtement des choses les unes par les autres.
p99) La mondialisation a permis d'étendre et d'harmoniser les règles favorables aux multinationales et aux grands argentiers, pendant que les avocats internationaux profitaient des vides juridiques entre états pour faire autoriser ici ou là les pratiques de délocalisation, de dumping social ou d'évasion fiscale.
p132) De nos jours le monopole de la violence légitime n'appartient plus à l'état, ou plus seulement, mais au capital et à sa domination systémique. L'état qui pendant plus de trois siècles a policé les sociétés n'est plus chargé que de la police*.
Aujourd'hui, c'est le marché qui s'occupe de policer et de civiliser les peuples et de les dé-civiliser.
Ozias
* à ce sujet la déclaration que le ministre de l'intérieur vient de faire au sujet des casseurs est significative :
«Si on veut garder demain le droit de manifester, qui est une liberté fondamentale, il faut que les personnes qui veulent exprimer leur opinion puissent s’opposer aux casseurs et ne pas, par leur passivité, être complices de ce qui se passe.»
(dixit Gérard Collomb 27mai2018)