Dr Peter Sjöstedt-Hugues |
Peter Sjöstedt est un philosophe anglo-scandinave influencé par Schopenhauer, Nietzsche et Whitehead spécialiste des domaines de la philosophie de l'esprit et de la métaphysique, notamment en ce qui concerne le panpsychisme et les états de conscience modifiés. Interviewé par Richard Marshall et Lindsay Jordan pour le blog 3:AM.
Sjöstedt nous parle ici des psychédéliques et du 'problème difficile de la conscience', du panpsychisme, de la raison pour laquelle les psychédéliques sont source de nombreuses polémiques, des raisons pour lesquelles l'utilisation du mot spirituel le met mal à l'aise, de Nietzsche, de la conscience et des hallucinations, de A.N. Whitehead et du mysticisme, de l'influence des drogues psychédéliques sur la philosophie, de la question de savoir si les psychédéliques sont des amplificateurs cognitifs, et enfin des questions éthiques liées aux psychédéliques. [Traduction Ozias]
So, let’s freak out !
3:AM : Vous affirmez que l'expérience
psychédélique tend à entamer les conceptions matérialistes de l'esprit. Comment
comprenez-vous le "problème difficile de la conscience" et qu'est-ce
que l'expérience psychédélique peut apporter à ce sujet ?
Peter Sjöstedt-H: Dans les années 1960, lorsque les
psychédéliques sont devenus un moteur de transformation culturelle, le "problème
difficile de la conscience" (problème de l'origine des qualia, c'est-à-dire du contenu subjectif de
l'expérience d'un état mental) - découvert en 1995 - la plupart des
philosophes et chercheurs universitaires de l'esprit l’auraient
considéré comme une erreur de raisonnement, un faux problème. Ce problème
concernant la relation entre la matière et l'esprit semblait aussi dénué de sens
que celui du rapport entre la matière et les dieux pour un athée. Au milieu du
XXe siècle, l'esprit était considéré comme réductible au comportement, à l'activité
neuronale humaine, voire à de simples embrouilles linguistiques. Ainsi, la rencontre
avec l'usage des psychédéliques, conduisant à des sommets de conscience, et du
réductionnisme mental académique et condamnant la conscience à l'insignifiance,
fut assurément conflictuelle. Je suis persuadé que les psychédéliques peuvent
apporter beaucoup à la philosophie de l'esprit, de même qu’aux neurosciences
cognitives et à la psychologie - mais le ‘problème difficile’ exige surtout
des apports cognitifs plus objectifs. Néanmoins, les mécanismes mentaux psychédéliques
pourront contribuer ultérieurement à cette réflexion.
Donc si nous considérons ce problème difficile de la
conscience - en fin de compte le problème de savoir comment ce qui est
descriptible spatio-temporellement (par exemple l'activité neuronale) peut
causer, être causé par, avoir une cause commune avec, fonctionner en parallèle
ou être identique à des corrélats mentaux qui sont essentiellement non
descriptibles spatio-temporellement (par exemple le bleu) - nous constatons
qu'aujourd'hui ce problème est étudié par le monde universitaire. Ce respect
nouveau (ou retrouvé) a été favorisé par les impasses logiques rencontrées par
les réductionnistes matérialistes. Le behaviourisme matérialiste ne peut
pas résister à la force de l'expérience psychédélique : soutenir que les états mentaux ne
sont rien d'autre qu’un comportement physique lorsque l'on a fait l'expérience du
moi multiples déchirant les confins du tout en visualisant la couleur du temps –
et tout cela en étant allongé inerte - se présente comme une absurdité.
De plus, les psychédéliques ont beaucoup à offrir au niveau de la phénoménologie - l'analyse de l'expérience - car ils donnent accès à
des zones mentales inexplorées. J'ai éprouvé [en trip] des émotions inconnues pour
lesquelles il n'existe pas de mots mais seulement un souvenir. J'ai atteint des
sommets d'émotions esthétique inimaginables, et encore moins expérimentables,
pour les esthètes qui n'ont pas exploré cette voie. Le potentiel pour nous philosophes de l'esprit est immense car il nous fournit des esprits neufs : des
états mentaux inédits et supérieurs.
La tentation classique, qui est de réduire tout cela à la matière-énergie - la dicibilité spatio-temporelle - semble ici insensée mais démontre notre propension naturelle à réduire l'inconnu au connu pour avoir l'esprit tranquille. Je soutiens que ce que nous appelons esprit et matière sont des abstractions d’une réalité concrète qui prend les deux aspects. Par conséquent, essayer de résoudre le problème difficile de la conscience en se demandant comment l'esprit peut émerger de la matière est futile, car c'est une tentative d'expliquer le concret à partir d'une abstraction de celui-ci - un peu comme essayer d'expliquer comment distinguer l'acidité par l’image du citron. La résolution du problème difficile de la conscience réside donc dans la compréhension de la nature de l'abstraction, et pas dans son mode d'émergence. Cela implique toutefois que la matière contienne des éléments de l'esprit - et pas seulement la matière du cerveau, mais toute la matière. Cette résolution conduit donc au panpsychisme.
3:AM : Vous êtes un partisan du panpsychisme, c'est-à-dire de
l'idée que tout a une mentalité ou une sensibilité. En quoi le panpsychisme se
distingue-t-il de l'animisme ?
Peter Sjöstedt-H: Il existe de nombreuses variétés de panpsychisme, et il en va de même pour l'animisme - mais une distinction généralement utile est que le panpsychisme est une doctrine philosophique alors que l'animisme est une doctrine religieuse. Le terme "animisme" a été inventé au XIXe siècle par Edward Tylor pour désigner ce qu'il considérait comme le type de religion le plus primitif, celui qui attribuait des âmes aux objets de la nature. Le terme "panpsychisme" a été inventé plus tôt par le philosophe de la Renaissance Francesco Patrizi, qui a fourni des arguments en faveur de sa plausibilité. Ainsi, au moins d'un point de vue historique, l'"animisme" a une connotation négative et religieuse qui s'oppose au "panpsychisme" qui a une connotation positive et logique. De nombreux penseurs de la Renaissance étaient favorables au panpsychisme, y compris Giordano Bruno, qui a fini sur le bûcher pour de telles hérésies en 1600.
3:AM : Vous faites une distinction entre ce que
vous appelez "le Port humain des idées" et "l'Océan
inhumain" de la conscience psychédélique. Pouvez-vous nous expliquer ce
choix de métaphore, d'autant plus que vous ne prétendez pas que le Port soit un
lieu sûr ?
Peter Sjöstedt-H: Oui, j'écris dans mon livre que le Port
n'est pas un refuge pour un nouménaute - un psychonaute philosophe - car même au
retour des profondeurs de l’Océan, l'Océan fait de l'effet sur le marin qui en revient.
Le retour des profondeurs psychédéliques peut conduire à une remise en question
importante de la société dans laquelle on se trouve, avec ses idéologies, ses
coutumes et ses morales. C'est là certainement un danger pour ceux dont le but
est de se réconcilier avec leur culture. J'ai découvert depuis que le lauréat
du prix Nobel Octavio Paz avait, au sujet de l'émancipation et du nihilisme,
des idées proches de ce que les drogues psychédéliques peuvent apporter - en faisant référence à Nietzsche...
3:AM: Vous établissez un lien entre l'expérience
psychédélique et l'idée que le cerveau transmet, plutôt qu'il ne produit, la
conscience. C'est une idée proposée par le philosophe français Henri Bergson,
lauréat du prix Nobel, et également un principe clé sous-jacent au roman
utopique d'Aldous Huxley, L'île. Comment défendez-vous ce point de vue et quel
lien faites-vous avec l'expérience psychédélique ?
Peter Sjöstedt-H : Mon intention dans ce chapitre était de développer de manière significative le lien établi par Aldous Huxley dans Les Portes de la Perception entre l'expérience psychédélique et la philosophie d'Henri Bergson, principalement d’après son magnum opus Matière et Mémoire. Les personnes qui évoluent dans les cercles psychédéliques ont toutes entendu parler de la théorie de la "valve réductrice" avancée par Huxley, mais peu d'entre elles connaissent cette théorie en détail et savent comment elle peut être appliquée à l'état psychédélique. J'ai beaucoup de affinités avec la philosophie de Bergson, même si je ne dirais pas que je l'accepte sans y apporter quelques modifications importantes. Quoi qu'il en soit, le point principal en est que la mémoire consciente ne peut pas, en toute logique, être "stockée" dans la matière, que toute conscience implique la mémoire, que la relation entre le sujet et l'objet est celle de la partie au Tout plutôt que celle entre la représentation et l'objet, et que la fonction du cerveau est simplement de canaliser les processus de l'extérieur vers les processus à l'intérieur du corps et peut être en sens inverse aussi. Selon cette hypothèse, nous devrions constater une corrélation entre l'esprit et le cerveau bien que le cerveau ne produise pas l'esprit.
La fonction du corps est d'extraire de l'ensemble de la
mémoire, ce que Huxley appelle le "mind-at-large", une
sélection qui peut être utilisée à des fins pratiques courantes. Lorsque nous
dormons, et à l’endormissement, ce besoin pratique disparaît, et la mémoire
devient alors plus libre et arbitrairement accessible. Je soutiens dans mon
livre que la consommation de psychédéliques interrompt le fonctionnement
pratique habituel du corps, de sorte que ce que l'on appelle l'esprit au sens
large se présente de façon encore plus manifeste qu’au cours des rêves ou des
hallucinations hypnagogiques. Il est intéressant de noter que, bien que Bergson
n'ait pas, à ma connaissance, ingéré de substances psychoactives, il a
néanmoins fait un rêve très psychédélique qu'il a raconté à William James dans
une lettre, incitant ce dernier à poursuivre son étude de "la valeur
noétique des états mentaux anormaux".
3:AM: Vous parlez de l'interprétation de
l'expérience spirituelle comme un acte influencé par la culture. Que
pensez-vous de l'utilisation du mot "spiritualité" dans le contexte
de l'expérience psychédélique ?
Peter Sjöstedt-H: Ce mot de spiritualité me met mal à l'aise. Bien
que le Spiritualisme ait été utilisé au cours des derniers siècles dans le
registre des arts et des humanités, il semble aujourd'hui être revenu à ses
racines dualistes, ce qui cause mon inquiétude. Il implique une division
fondamentale entre le corps et l'esprit, et un tel dualisme suppose une
ontologie qui me parait éloignée des psychédéliques - malgré mes influences
bergsoniennes. Je devrais dire que l'expérience psychédélique est semblable à
une expérience spirituelle, bien que je préfère pour cette dernière
l'appellation d'état de conscience modifié pour éviter de pré-cadrer la
discussion.
3:AM : Votre propre expérience psychédélique vous
a donné un aperçu au-delà du dualisme du bien et du mal, n'est-ce pas ?
Pourriez-vous en dire un peu plus à ce sujet, et comment votre expérience vous
a conduit à établir des liens entre l'acceptation de soi et le nihilisme de
Nietzsche ?
Peter Sjöstedt-H : De la même façon qu’une haute dose
de Nietzsche, l'expérience psychédélique arrache la personne à sa culture et
l’ouvre à des réflexions nouvelles. J'ai mentionné comment une telle expérience
peut conduire à la remise en question de son milieu métaphysique implicite,
mais cela peut aussi amener la personne à remettre en question son
environnement éthique. Si les coutumes de son époque et de son lieu semblent
absurdement arbitraires après avoir fait l'expérience d'états apparemment
célestes, il n'est pas exagéré de commencer à remettre en question
l'objectivité de la morale dans laquelle on a été élevé. À ce stade,
l'expérience psychédélique et l'anti-moralisme de Nietzsche se croisent.
L'analyse d'un tel anti-moralisme est contenue dans le chapitre de mon livre
intitulé Neo-Nihilisme, un texte qui a donné naissance à un super-héros
Marvel - et qui conduit au transhumanisme psychédélique de l’avenir.
3:AM : Vous dites que le fait de priver les
philosophes de l'esprit d'accès aux substances psychédéliques reviendrait à
priver les musiciens de leurs instruments. En quoi considérez-vous les
substances psychédéliques essentielles à la philosophie de l'esprit, et comment
cela se traduit-il dans vos relations avec les philosophes ignorants
l'expérience psychédélique ?
Peter Sjöstedt-H : En plus de ce que j'ai dit
précédemment, je devrais ajouter que les psychédéliques peuvent contribuer à
l'étude des domaines suivants.
L'étude des corrélats neuronaux de la conscience, et de la
nature de cette corrélation, a déjà fourni des données intéressantes à partir
de la consommation de psychédéliques. Par exemple, il a été constaté qu'une
diminution d'activité cérébrale peut entraîner une "augmentation" de
l'activité mentale - selon les principes bergsoniens. Il a été constaté que les
visions sous l'influence du LSD sont corrélées à des régions du cerveau autres
que le "cortex visuel". Ce seul fait a des conséquences sur ce que
l'on appelle en philosophie de l'esprit la "réalisation multiple" -
un concept qui s'est d'abord imposé pour ébranler la théorie de l'identité
psycho-neurale qui prévalait au milieu du vingtième siècle : des qualia, par
exemple une couleur, peuvent être réalisés par de multiples types de cellules
et ne sont donc pas propres à une structure particulière. Dans le même ordre d'idées,
on peut citer le cas intéressant du psychédélique Salvia divinorum ("la
sauge du devin") : il présente une structure moléculaire très différente
de celle de la plupart des autres composés psychédéliques, sans que ses effets
ne soient pour autant très différents. D'autres applications de l'expérience
psychédélique concernent les questions de causalité mentale et
d'épiphénoménisme, ainsi que le débat millénaire sur la réalité des universaux.
En ce qui concerne ce dernier point, je renvoie à mon article sur Whitehead et
l'expérience psychédélique dans lequel je me concentre sur la variété
d'universaux de Whitehead : les " objets éternels ".
J'ai mentionné précédemment certaines des possibilités
inexplorées de la phénoménologie et de l'esthétique. Pour en revenir à la
phénoménologie, j'ajouterais que l'étude du soi phénoménologique peut progresser
considérablement grâce à l'introspection psychédélique au cours de laquelle le
soi s’effiloche ou se dissout. De même, notre expérience subjective du temps
peut être radicalement modifiée. J'ai même émis l'hypothèse, en accord avec la
vision non-représentationaliste de la perception de Whitehead et Bergson, que
l'expérience psychédélique pourrait fournir une voie expérimentale plutôt que
simplement intellectuelle pour sortir du solipsisme.
Pour ce qui concerne l'esthétique, j'ajouterais que les
discussions sur le sublime, lancées il y a deux siècles par Burke, Kant,
Schopenhauer et autres, peuvent maintenant être poursuivies à la lumière des
expériences psychédéliques. Kant est connu pour avoir affirmé que les cieux
étoilés remplissaient son esprit d'un émerveillement et d'une crainte toujours
plus grands - de tels sentiments sublimes peuvent maintenant être amplifiés et aliénés,
puis analysés une fois de plus en utilisant une expérience plus profonde [un
microscope mental].
Lorsque je parle du merveilleux potentiel des psychédéliques avec des philosophes naïfs de leur usage, ils manifestent presque toujours une vive curiosité. Pourtant, ils hésitent à concrétiser ce projet pour diverses raisons, dont bien sûr l’illégalité des substances et les mises en gardes médicales découlant principalement d’une propagande historique - ils ne veulent pas risquer la santé de leur esprit, leur outil de travail. Et ils me disent souvent cela en buvant de l'alcool, drogue dont les dangers sont médicalement établis. Les possibilités de financement sont l’autre raison de cette hésitation. Si les psychédéliques étaient décriminalisés, les financements deviendraient plus accessibles et nous verrions alors sans doute un florissement du nombre d’études.
3:AM: Beaucoup de gens pensent aux
hallucinations lorsqu'ils considèrent les substances psychédéliques ; ils pensent
qu'on voit des choses qui "ne sont pas vraiment là". Vous soutenez
que la conscience quotidienne ordinaire est une hallucination, dans le sens où
elle est une perspective fragmentaire de la réalité. Pouvez-vous nous en dire
un peu plus sur la relation - telle que vous la concevez - entre hallucination
et conscience ?
A.N. Whitehead |
Les psychédéliques permettent une déstructuration de cette
conscience ordinaire, et ils semblent parfois nous apporter une plus grande
variété de perception, de représentation, de sentiment, etc. qui peuvent
enrichir le quotidien de la conscience. La question de la véracité des
phénomènes ineffables dotés d'une existence autonome est une des tâches de la
théologie de demain.
3:AM: Vous notez que la représentation que A.N. Whitehead a de la philosophie, est d’être
mystique, et que son but était de rationnaliser le mysticisme. Qu'est-ce que
cela signifie de rationaliser le mysticisme ?
PS: La description de Whitehead fait référence à son
concept de la philosophie : la découverte et le développement de nouvelles
idées qui transcendent et qui transgressent les lieux communs des idées
anciennes et traditionnelles. Au départ, de telles idées sont mystiques dans le
sens où elles sont nouvelles et font donc partie de l'inconnu. C'est alors le
rôle de la philosophie d'examiner puis de rationaliser ces états et idées
originellement mystiques. La phénoménologie psychédélique serait, à mon avis,
une démarche essentielle à cette rationalisation du mysticisme. Je dois ajouter
que "rationaliser" ne signifie pas ici réduire, comme dans la
connotation de l'expression courante "expliquer rationnellement".
Plutôt que de réduire à ce qui est une connaissance établie, 'rationaliser'
signifie ici augmenter la connaissance à la fois en termes de contenu et de
structure.
3:AM : Vous parlez de l'intuition d'unité et de
place dans l'univers que procure l'expérience psychédélique et mystique, ce qui
suggère une vision du monde psychédélique spécifique - une vision de paix et
d'acceptation, peut-être. Cela semble en contradiction avec la volonté de
puissance de Nietzsche, mais vous dites que les deux doivent s'entrecroiser. Pouvez-vous
développer ?
PS : L’intuition d'unité et de connexion avec le Tout est fréquemment rapportée après l'absorption de fortes doses de psychédéliques. La question de la véracité de cette intuition reste ouverte. L'intuition s'accorde bien avec la philosophie de Schopenhauer car ici la différenciation est conditionnée par les délimitations spatiales et temporelles, mais l'espace et le temps ne sont que des projections de l'esprit sur la réalité - de sorte que la réalité en elle-même reste Une, en une sorte d'hénologie. Nietzsche a beaucoup emprunté à Schopenhauer, mais a rejeté une telle hénologie. Les volontés de puissance sont multiples et ne sont harmonisées que dans une moindre mesure et pour former des structures de puissance supérieures, comme celle de l'organisme humain. Je devrais donc dire que la vision du monde hénologique induite par les psychédéliques est incompatible avec la philosophie du pouvoir tardive de Nietzsche. Je suis personnellement convaincu de la volonté de puissance, avec des réserves, mais je rejette donc la véracité d'une telle hénologie. En outre, les tentatives de renoncer à la volonté (ou à l'ego) en se référant à une unité perçue sont elles-mêmes un moyen de la volonté de puissance. En fin de compte, l'unité et la multiplicité font toutes deux partie du modus operandi de la nature, et rabaisser l'une ou l'autre revient à rabaisser la nature elle-même.
3:AM: Vous avez écrit sur l'utilisation par
Nietzsche de drogues psychotropes - en particulier l'hydrate de chloral - et
sur d'autres philosophes qui vous ont influencé, comme William James qui
soutenait que l'ivresse au protoxyde d'azote était la clé des secrets de la
religion et de la philosophie. Et vous avez suggéré que les Grecs de
l'Antiquité tripaient tous en même temps qu'ils travaillaient. Dans quelle
mesure pensez-vous que la philosophie occidentale a pu être influencée par les
substances psychotropes ?
PS : J'ai supposé que Platon avait ingéré des
substances psychoactives dans la potion kykeon que les initiés devaient boire
lors des mystères éleusiniens. Que ce kykeon ait contenu ce que nous
appellerions aujourd'hui une substance psychédélique est plus plausible que son
contraire, pour de nombreuses raisons. Les visions de Platon sont rapportées
dans son Phédon, également connu sous le nom de "Sur l'âme", où
Platon parle de l'intuition de la dualité corps-âme qu'il cherche ensuite à
justifier rationnellement dans le dialogue, parallèlement à sa théorie des
formes. Si l'on accepte la boutade de A. N. Whitehead selon lequel la tradition
philosophique européenne consisterait en une série de notes de bas de page sur
Platon, on peut alors justifier l'importance des psychédéliques pour la
philosophie telle que nous la connaissons. L'autoproclamé "philosophe
chimique" Humphry Davy a écrit en 1800 un traité sur les ramifications
philosophiques de la prise d'oxyde nitreux, se rangeant du côté des idéalistes
- et par la suite nous pouvons suivre une lignée de philosophes qui ont
expérimenté les psychotropes. Parmi eux, citons Nietzsche, James, W Benjamin,
Jünger, Paz, Sartre, Foucault et Nick Land, entre autres. William James a
d'ailleurs écrit que la philosophie de Hegel ne lui est apparue clairement que
sous l'influence du protoxyde d'azote. Dans les années 1950, Aldous Huxley, le
psychiatre Humphrey Osmond (qui a inventé le terme "psychédélique")
et le neuro-philosophe John Smythies ont failli créer un précédent
philosophico-psychédélique avec leur projet "Outsight" : d'éminents
penseurs devaient être réunis pour prendre de la mescaline sous supervision et
enregistrer leurs expériences. Malheureusement, le financement de ce projet n'a
jamais été accordé – ce qui est bien dommage car les participants invités et
enthousiastes comprenaient C. D. Broad, A. J. Ayer, H. H. Price, J. C. Ducasse,
Gilbert Ryle, Carl Jung et Albert Einstein.
3:AM : Vous décrivez le mode d'esprit
psychédélique comme plus libre, moins concentré. Quelle est votre position sur
l'utilisation de substances psychédéliques en tant que stimulants cognitifs ?
PS : En ce moment, il y a beaucoup de discussions autour du "microdosage" : prendre des psychédéliques en quantités infimes pour améliorer la cognition, ceci dans la veine des nootropes. Savoir si le microdosage est efficace en tant que tel est une question empirique sur laquelle plusieurs études sont lancées. S'il s'avère - comme beaucoup le prétendent - que le microdosage est efficace pour stimuler la mémoire, l'intelligence logique, les aptitudes artistiques, etc. alors, comme la plupart des transhumanistes, je suis favorable à son utilisation caeteris paribus. .../.... Les nootropes sont déjà utilisés par les militaires - par exemple, l'armée de l'air américaine utilise le modafinil - et il se pourrait donc que, contrairement aux valeurs contre-culturelles des années 60, le LSD soit utilisé à des fins militaires. Je dois ajouter que le macrodosage, c'est-à-dire l'utilisation des doses habituelles, agit aussi assurément comme un stimulant cognitif - non seulement pendant l'expérience elle-même, mais aussi comme une incitation à la créativité. J'ai soutenu ailleurs, par exemple, que certaines parties du Zarathoustra de Nietzsche ont été inspirées par des rêves induits par l'opium.
.../...
3:AM: Et quelles sont, selon vous, les questions éthiques
liées à ces états de conscience modifiés. Considérez-vous qu'ils ne sont une
opportunité éthique, ou ont-ils leur côté obscur? Après tout, la plupart des
technologies ont un effet Frankenstein.
PS : En tant que Nietzschéen, je reste persuadé qu’il y a un côté obscur : ‘avec la grandeur vient la terreur’, comme il aimait le dire. Il y a un côté sombre à l'expérience psychédélique qui est en grande partie éludé dans l’engouement actuel du psychédélisme thérapeutique. En trip, j'ai connu des abimes de terreurs sublimes comparé auxquelles les vers de Milton sont à l’eau de rose. En fait, pour le théologien Rudolf Otto, plonger dans l’âbime est une condition préalable à une vraie révélation empyrée. Je comprends que pour beaucoup de gens, de tels risques constituent une ligne rouge qui empêche l'expérimentation. J'imagine aussi que pour d'autres, de telles expériences peuvent être psychologiquement dommageables, surtout si le patient a des croyances religieuses. Ernst Jünger pensait que les psychédéliques ne devaient pas être utilisés par la majorité des gens, et peut-être se montre-t-il plus sage qu’injuste en ce psychonautisme élitiste .
En dehors des questions liées aux côtés sombres de l'expérience, il reste beaucoup d'autres questions éthiques à discuter ici, comme le droit à la liberté cognitive, les causes et les effets de la prohibition, les changements possibles de perspectives politiques après l'utilisation de psychédéliques, la nécessaire harmonisation des lois sur les psychédéliques avec les lois sur l'alcool, la différenciation de classe potentielle à l’instar des nootropes, le conflit potentiel avec les croyances religieuses, et ainsi de suite. Je le répète, tout ce domaine est fertile pour une réflexion approfondie.
Interview by Richard Marshall and Lindsay Jordan. Traduction : Ozias Myssos
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