mardi 17 septembre 2019

les irremplaçables

Howard Lefthand
Cynthia Fleury est philosophe et psychanalyste. Pas étonnant donc que son dernier livre  'Les irremplaçables'  se place à la croisée de l'intime et du politique.  'Les irremplaçables'  raconte comment le pouvoir et ses systèmes d'évaluation s'y prend pour nous “exproprier de notre propre expérience”. Dans son livre Cynthia Fleury définit l'individuation, comme le tissage des liens que l'individu établit avec le réel. Pour l'auteur, l'irremplaçabilité n'est  autre que la porte d'entrée du réel. Le pouvoir, lui cherche à détruire les capacités d'individuation de chaque individu ou plutôt de nous faire croire que notre individuation nécessite un strict individualisme.
La première partie du livre étudie et définit l'individuation et l'irremplaçabilité. La seconde pose la question de la légitimité de l'exercice du pouvoir et des conditions de son maintien tandis que le dernier chapitre (en cours de lecture) traite de l’éducation.
Les analyses du pouvoir, qui occupent le cœur du livre,  sont particulièrement pertinentes et subversives. Exemples et extraits "Si l'exploitation capitaliste génère si peu de révoltes, c'est parce qu'elle capte, plus encore que les richesses, l'attention des individus. Les individus sont distraits, divertis au sens pascalien. Ils sont pleinement occupés à ne pas penser car la non pensée est une jouissance. Si les sujets ne sont pas dans la lutte, c'est qu'ils n'ont pas le temps de la mener."(p103).

Cynthia Fleury démonte la dé-verbalisation orwellienne du langage 'Les acronymes, les mots amputés permettent "d'économiser du temps" : Parler plus vite pour ne pas penser ce que l'on dit' .../... 'Le fascisme n'est pas d'empêcher de dire, c'est d'obliger à dire'. Elle décortique la condition du courtisan dans laquelle le pouvoir enferme chacun d'entre nous. "Aujourd'hui la cour s'est indifféremment agrandie aux champs professionnels, privé ou culturel. Il n'est pas demandé à l'individu d'être le courtisan d'hier . Il faut être quelqu'un, et être flexible. Donner l'apparence du nom et de l'irremplaçable, mais bien veiller également à être remplaçable pour éviter d'être taxé de rigidité pathologique. .../... La vérité ancestrale de la cour reprend la main dans le champ actuel du capitalisme : n'être quelqu'un qu'à la condition d'être au service de l'autre, l’intéresser au sens où l'on fait siens ses intérêts, soi même croyant protéger ainsi ses propres intérêts, et dans le piteux calcul, y perdre le peu de de soi qui reste, et le peu de (lien à) l'autre dont l'altérité n'a jamais fait sens ni joie. Cynthia Fleury s'attaque aussi au système d'évaluation qu'elle compare au pénitencier Panopticon de Bentham : l'individu enfermé seul au milieu de tous les autres sous le regard du pouvoir invisible qui le contrôle." L'idéologie de l'évaluation est une forme de continuation du panoptique. Celle qui s'affiche sous la bannière de l'égalitarisme et de la méritocratie est en fait l'opposé du paradigme de l'émancipation." (p136). Voir à ce sujet l'article suivant : http://emagicworkshop.blogspot.fr/2015/11/evaluations.html

Les Irremplaçables est un ouvrage de réflexion accessible et salutaire dans notre "monde social où la passion pour le pouvoir prévaut comme s'il était le nom du réel".
Je vous souhaite de trouver le trouver le temps de le lire.
'Sapere aude' ! 
(ose penser !)

Ozias

(Lecture novembre 2015)
Pénitencier Panoptique

mercredi 11 septembre 2019

Ne travaillez jamais

Gut Debord, 1953
"Ne travaillez jamais", le slogan situationniste de Guy Debord est aussi le titre d'une analyse marxienne consacrée au caractère fétichiste du travail dans la société capitaliste.
Son auteur, Alastair Hemmens, faisant référence aux travaux de penseurs français comme Fourier, Lafargue, Breton ou Debord, montre que le travail n'est pas une "nécessite naturelle" trans-historique mais une réalité sociale imposée historiquement.

Alastair Hemmens constate tout d'abord que le 'travail-production' source de toute valeur économique ne constitue qu'une partie de l'ensemble de l'activité sociale humaine. Par exemple, la garde des enfants, l’approvisionnement et l'entretien du foyer, ne sont pas considérés comme du travail, dans la mesure où il n'existe ni contrat, ni salaire bien que la valeur d'usage de ces services soit incontestable.  
'Pour Marx, le travail n’est pas un fait neutre propre à toute vie sociale, pas plus que l’industrie moderne n’est une étape inévitable de l’évolution humaine, mais plutôt une forme sociale historiquement spécifique qui jette les bases d’un processus de domination impersonnelle, abstraite et sans sujet, qui donne à la réalité phénoménologique un caractère historique « directionnellement dynamique ». Le travail, en tant que tel, est essentiellement une sorte de médiation sociale qui ne constitue la base de l’être social que dans le capitalisme, structurant à la fois des pratiques historiques déterminées et des formes quasi objectives de pensée, de culture, de visions du monde et d’inclinations. Le travail, dans la sphère limitée de la modernité capitaliste, médiatise et façonne donc l’ensemble de la réalité objective et subjective (et même dépasse et explique forcément de telles dichotomies théoriques)'.

Le travail n'est pas une catégorie neutre, positive et universelle de l'activité humaine comme parler ou respirer. Le travail, dans notre société moderne est devenu une forme sociale totalitaire, négative, fétichiste et destructrice qui dégrade et avilit tout ce qui n'est pas considéré comme 'productif'. Le travail fait obstacle au développement d'une existence créative et riche de sens.

"Ne travaillez jamais" est aussi une réflexion critique des fondamentaux de l'économie que sont l'argent, le travail, la marchandise. 
Selon les économistes classiques (Adam Smith, David Riccardo), le travail, l'activité humaine, forme la valeur des produits (valeur marchande, valeur d'échange). Cette définition de la valeur s'oppose à celle des physiocrates pour qui la valeur est liée à l'utilité du produit (valeur d'usage).  Marx attribue la valeur d'un bien à la quantité d'activité humaine nécessaire à sa réalisation, qui accompagne la marchandise comme une espèce d'ombre, mais il considère aussi la valeur marchande d'un produit comme une fiction sociale faite de rapports sociaux. La valeur d'une marchandise est égale au montant du travail social qui la produit. La valeur du produit est donc un critère quantitatif indifférent aux besoins des producteurs et des consommateurs. La question classique du partage de la valeur entre capitaliste et travailleur se double ici de la critique du fétichisme de la marchandise, ou critique de la valeur (Wertkritik). 

Le travail abstrait se définit comme le temps de travail socialement nécessaire pour créer de la valeur. Pour différencier travail abstrait et travail concret, on peut prendre l'exemple de travailleurs indiens, qui en travaillant toute une journée pour 2$ (travail concret) créent moins de valeur qu'un travailleur high-tech occidental en 2 heures pour 200$. Le travail abstrait, qui n'est pas spécifique à une tâche ni à un exécutant, est la quantité de travail incarnée dans un bien et nécessaire à la création de la valeur (ex 100€ qui deviennent 115€). On pourrait dire que le travail abstrait est le hardware de la création de valeur.
'C'est l'indifférence de ce travail pour tout contenu et pour toute conséquence, et sa séparation par rapport au reste de la vie qui constitue son potentiel destructif' (p11). 
*'Dans le fétichisme de la marchandise - qui est inséparable de la société capitaliste elle même et ne disparaîtra qu’avec elle -, le côté concret des produits, des travaux et finalement de toute manifestation de la vie humaine se voit placé au deuxième rang, derrière le côté « quantitatif ». Le côté concret n’est que le « porteur », la « représentation », « l’incarnation » d’une substance invisible, abstraite et toujours égale : le travail réduit à sa seule dimension temporelle.Tous les acteurs ne font qu’exécuter des lois qui se sont créées « dans leur dos ». Le marché fera cesser la production de jouets et privilégiera la production de bombes, si cela donne plus de profit, sans prendre en compte leur côté « concret » et ses conséquences. En effet, la logique fétichiste fait abstraction de la différence concrète entre la bombe et le jouet ; elle ne compare que deux quantités de travail abstrait. Si un capitaliste, par scrupule, se refusait à cette logique, il serait rapidement éliminé du marché. Les marchandises « sensibles » (concrètes) sont assujetties à leur invisible nature « suprasensible », donnée par le travail abstrait'.

De plus, en remplaçant le travail vivant par des machines, le capitalisme a créé une crise historique du travail en même temps qu'il a diminué la création de valeur. 'Depuis plus de deux cents ans, la logique capitaliste tend à "scier la branche sur laquelle elle est assise", parce que la concurrence pousse à l’emploi de technologies remplaçant le travail vivant : cela comporte un avantage immédiat pour le capital particulier, mais diminue d’autant la production de valeur, de survaleur (plus-value) et de profit à l’échelle globale, mettant ainsi en difficulté la reproduction du système'. La financiarisation de notre économie n'est qu'une conséquence de la mécanisation de la production, une fuite en avant dans le sens unique d'une croissance garante de l'équilibre social par le biais de la promesse du partage. La croissance est indispensable au système, comme le fétichisme de la marchandise et l'accumulation de valeur sont indispensables à la croissance. La domination du capitalisme se présente alors sous son aspect fétichiste et anonyme, systémique. 
Bref, ce système va structurellement dans le mur de l'épuisement humain et environnemental et il est bon que les sujets automates que nous sommes devenus sachent en prendre conscience.

Ozias, à l'écoute de vos commentaires

* Enselm Jappe 'Le fétichisme de la marchandise'

A lire aussi
https://iaata.info/Ne-travaillez-jamais-Rencontre-avec-Alastair-Hemmens-et-les-Editions-Crise-et-3567.html https://lejournal.cnrs.fr/articles/six-scenarios-dun-monde-sans-travail
http://data.over-blog-kiwi.com/1/48/88/48/20190619/ob_d0e2a0_theorie-marxienne-et-critique-du-trav.pdf
http://www.palim-psao.fr/2018/08/quelques-points-essentiels-de-la-critique-de-la-valeur-par-anselm-jappe.html


A écouter, une interview de Alastair Hemmens
https://soundcloud.com/liberte-sur-paroles/penser-un-monde-sans-travail?fbclid=IwAR00zu1IY6wFNK-7e0U1xIF103R0Q5mhne5r2JVo1pTgxexOTj21wLM8BHc

Et sur France Culture tout sur la biographie de Marx et la création de la valeur